Pourquoi les Romains mettaient en scène des batailles navales grandeur nature

Exécutées par des centaines d’hommes, ces parodies de batailles navales réjouissaient le public de la Rome antique par leur spectacle grandiose et sanglant.

De María Engracia Muñoz-Santos
Publication 30 oct. 2023, 21:29 CET
Ulpiano Checa painting

À l’occasion d’une naumachie, des navires manœuvrés par des prisonniers s’affrontent devant un empereur romain dans un amphithéâtre inondé. Tableau d’Ulpiano Checa peint en 1894.

PHOTOGRAPHIE DE ULPIANO CHECA MUSEUM, COLMENAR DE OREJA

En l’an 46 avant notre ère, les habitants de Rome prirent part à une fête qu’on n’était pas près d’oublier. Jules César venait tout juste de rentrer après avoir écrasé les partisans de son grand rival, Pompée le Grand. « Il se dirigea vers son domicile escorté par la quasi-totalité de la population, tandis que des éléphants nombreux portaient des torches », voici la façon dont l’historien romain Dion Cassius décrivit, près de deux siècles plus tard, l’accueil réservé au dictateur nouvellement proclamé dans les jours qui suivirent son triomphe.

Outre l’enthousiasme suscité par l’exposition d’une girafe, surnommée « chamléopard » car elle semblait le fruit d’un croisement entre un chameau et un léopard, les Romains furent témoins des préparatifs d’un autre spectacle étourdissant qui devait constituer le pinacle des festivités : une bataille navale sur un lac artificiel construit sur le Champ de Mars et rempli avec l’eau du Tibre.

Là, deux flottes de birèmes, de trirèmes et de quadrirèmes, à bord desquelles se trouvaient 4 000 galériens et 2 000 membres d’équipages, s’affrontèrent dans une reconstitution de bataille navale grandeur nature. Selon Suétone, historien romain du 1er siècle avant notre ère, on vint de toute l’Italie pour assister au spectacle. Des étals furent installés à proximité et des prostituées, des voleurs et des vendeurs investirent les rues. Tant de personnes voulurent assister au spectacle que certaines dormirent dehors la veille afin d’obtenir de bonnes places. Certaines trouvèrent la mort dans des mouvements de foule, ce fut notamment le cas de deux sénateurs. Le spectacle stupéfiant de la naumachie, mot dont la racine grecque signifie « bataille navale », venait de naître.

 

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La naumachie vint garnir les rangs de la multitude de spectacles et de divertissements romains qui existaient déjà : combats de gladiateurs (munera), chasse d’animaux exotique (venatio), etc. Ces événements attiraient des milliers de spectateurs de toutes les classes sociales. Ils servaient non seulement à amuser le public, mais aussi à faire étalage du pouvoir de Rome, de sa suprématie en matière d’ingénierie et de la robustesse de sa civilisation.

À cette époque, la naumachie de Jules César était probablement l’événement le plus complexe jamais organisé dans la Rome antique. Cette bataille navale ne consistait pas en une mêlée générale mais plutôt en une représentation soigneusement mise en scène d’une bataille historique entre les flottes de Tyre et d’Égypte, deux des ennemis traditionnels de Rome. Plus tard, les naumachies revisitèrent des batailles historiques entre Athènes et la Perse ou entre Rhodes et la Sicile.

A relief of a trireme

Relief représentant une trirème, vaisseau propulsé par trois rangs de rames et navire de choix pour les naumachies romaines.

PHOTOGRAPHIE DE DEA, Album

Malgré toute la dramaturgie qui y intervenait, ces événements n’étaient pas des simulacres. Il s’agissait de batailles bien réelles que la violence, les mutilations, le sang et les noyades rendaient aussi macabres qu’un combat de gladiateurs. À bord, les participants, qu’on appelait naumachiarii, revêtaient l’uniforme d’un camp ou de l’autre. Il s’agissait généralement de prisonniers de guerre ou de simples détenus condamnés à mort. Mais les hommes libres pouvaient y prendre part également. D’ailleurs, selon une archive, un préteur (un officiel de haut rang) y aurait participé.

Les préparatifs importants nécessaires à la mise en scène de l’événement expliquent pourquoi on n’en organisa qu’une dizaine de plus durant le règne de César. Une naumachie était extrêmement coûteuse. Les organisateurs avaient besoin d’un budget colossal mais aussi d’un lieu approprié. Ils avaient besoin d’une équipe d’artisans et d’ingénieurs qualifiés pour créer le théâtre, les sièges et les navires. Ils avaient également besoin d’une équipe pour chorégraphier l’action et un nombre suffisant de participants pour donner vie à la bataille.

Certaines naumachies furent mises en scène sur des plans d’eau naturels. En l’an 40 avant notre ère, une naumachie fut organisée dans le détroit de Messine (entre la Sicile et l’Italie) sur ordre de Sextus, fils cadet de Pompée et ennemi d’Octave (futur empereur Auguste). À cette occasion, Sextus choisit de recréer une bataille récente : sa propre victoire navale sur Octave. La performance de Sextus se tint d’ailleurs sous les yeux de son rival vaincu, comme un témoignage calculé de mépris.

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    Un siècle plus tard environ, l’empereur Claude mit en scène sa propre imitation de bataille navale, une reconstitution d’une bataille historique entre la Sicile et Rhodes, sur le lac Fucine, dans le centre de l’Italie. Selon l’historien Tacite, cent bateaux et 19 000 combattants (tous des prisonniers) prirent part à ce spectacle grandiose. Pour les forcer à se battre, des gardes armés étaient stationnés sur des pontons tout autour du lac. D’après le récit de Tacite, bien que la bataille fût « une bataille de criminels, elle fut menée avec l’esprit et le courage d’hommes libres ; et, après que le sang eut coulé en quantités considérables, les combattants furent exemptés de ruine ».

     

    MERVEILLES MARITIMES ARTIFICIELLES

    Les étendues d’eau naturelles auraient peut-être coûté moins cher à utiliser, mais elles n’étaient pas aussi propices à l’observation. Et puisque le spectacle était la raison d’être fondamentale de ces événements, il fallait créer d’autres théâtres. La vue d’un lac géant, creusé spécialement pour l’occasion et équipé de gradins pour les spectateurs, finirait par constituer, en soi, une part importante de la performance.

    La naumachie Jules César, première en son genre, se tint au Champ de Mars sur un grand lac artificiel remblayé immédiatement après la fin de la bataille, probablement pour prévenir les risques de maladies dues à l’eau stagnante. En l’an 2 avant notre ère, Auguste créa son propre lac artificiel sur la rive droite du Tibre afin d’y organiser une naumachie célébrant l’inauguration du temple de Mars vengeur au sein du forum d’Auguste. La naumachie d’Auguste – on utilisait alors le terme « naumachie » pour désigner à la fois le plan d’eau et le spectacle qui s’y tenait – servit régulièrement à des événements de ce type à Rome jusqu’à la fin du 1er siècle de notre ère au moins.

    Comprendre : la Rome antique

    Plutôt que de creuser un lac, d’autres empereurs préférèrent inonder des amphithéâtres. On testa cette méthode pour la première fois durant le règne de Néron, qui organisa une bataille navale dans un amphithéâtre de pierre et de bois qu’il avait fait construire au Champ de Mars en l’an 57 de notre ère. Quelques années plus tard, Néron organisa un autre spectacle naval dans le même amphithéâtre. D’après certains historiens de l’époque, la vitesse fulgurante à laquelle le site fut rempli puis vidé afin de laisser la place à une chasse sauvage et à des combats de gladiateurs organisés le même jour suscita une grande admiration. Quelques mois plus tard, l’édifice fut réduit en cendres lors du grand incendie de Rome.

    Le Colisée, qui est peut-être l’édifice le plus emblématique de la Rome antique, était censé accueillir plusieurs naumachies. Selon certains historiens, en 80, dans le cadre de sa consécration, l’empereur Titus décida d’organiser deux naumachies : l’une sur un lac artificiel créé par Auguste, et l’autre à l’intérieur même du Colisée. Durant sa première année d’existence, il était possible d’inonder suffisamment le Colisée pour que des bateaux puissent y naviguer ; les tunnels et les salles de stockage de l’hypogée (son souterrain) furent construits plus tard lors du règne de Domitien. Construit à l’emplacement d’un ancien lac artificiel tout près de la Domus aurea (la Maison dorée, ancien palais de Néron), le Colisée, édifice assez ramassé, pouvait être inondé et drainé assez facilement à l’aide d’une série de canaux et de bassins.

    Golden aureus

    La dernière mise en scène de bataille navale de l’ère romaine eut lieu en 248 de notre ère pour célébrer le millénaire de la fondation de Rome. Cette naumachie fut commandée par l’empereur Marcus Julius Philippus (Philippe l’Arabe), qui figure sur cet aureus.

    PHOTOGRAPHIE DE Bridgeman, ACI

    Des sources mentionnent également des naumachies ultérieures telles que celle organisée par Trajan pour célébrer la conquête de la Dacie (en actuelle Roumanie), territoire abondamment pourvu en dépôts minéraux qui enrichirent l’Empire romain à l’apogée de son expansion. L’événement de Trajan eut lieu dans un bassin près de la colline du Vatican dont les vestiges furent localisés au 18e siècle lors de fouilles près du château Saint-Ange. Une autre fausse bataille eut lieu à Rome en 248, année où l’empereur Marcus Julius Philippus (parfois surnommé Philippe l’Arabe en raison de ses origines syriennes) célébra le millième anniversaire de la fondation de Rome avec une naumachie.

    Ces spectacles géants tombèrent rapidement en désuétude après la naumachie de Philippe, qui fut le dernier événement ce type organisé lors de l’époque romaine d’après les sources dont nous disposons. La faiblesse et les problèmes financiers croissants de l’empire au 3e siècle furent peut-être la cause de cette baisse de popularité.

     

    IMITER L’HISTOIRE

    La fascination pour le mélange de cruauté et de frivolité proposé par la naumachie survécut néanmoins. Des siècles plus tard, on se souviendrait encore de ces témoins hauts en couleur et intrigants de la mégalomanie des empereurs et de l’amour des Romains pour les spectacles publics. Lorsque l’Antiquité bénéficia d’un regain d’intérêt à la Renaissance, les naumachies ressuscitèrent, quoique sous une forme nettement édulcorée. Au milieu du 17e siècle, alors que l’empire d’Espagne basculait dans un déclin certain, un autre Philippe impérial, le roi Philippe IV, s’amusait en observant une flottille effectuer de fausses manœuvres militaires sur le lac du palais de Buen Retiro, à Madrid. Une naumachie raffinée, organisée sur une rivière, se tint dans la ville espagnole de Valence en 1775 pour célébrer la canonisation d’un saint local.

    Il existe également des preuves de l’organisation de spectacles similaires à des pures fins de divertissement, sans lien avec la royauté ou avec le mécénat. Au début du 18e siècle, le théâtre Sadler’s Wells devint célèbre pour ses spectacles inspirés de la naumachie auxquels on assistait en masse pour admirer des reconstitutions de batailles. L’engouement ne dura pas, et le de genre de l’« aqua-théâtre » disparut petit à petit. Après tout, il est possible que le mélange de détails historiques et de violence sans compromis qui caractérise une naumachie digne de ce nom n’ait été possible qu’à l’époque romaine.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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