Une vie plus longue et meilleure
Les technologies de pointe permettent de percer les secrets du vieillissement humain. Et les scientifiques explorent les moyens de le ralentir, voire de l'inverser.
Les signes vitaux de Tommaso Citti sont vérifiés, une poignée de secondes après sa naissance, à l’hôpital Beauregard d’Aoste, en Italie. Les enfants nés aujourd’hui dans des pays prospères ont de grandes chances de vivre jusqu’à 90 ans. La population mondiale vieillissant nettement, la recherche pour ralentir ou inverser le processus s’accroît.
Les scientifiques excellent à prolonger la vie des souris. L’espérance de vie des souris d’âge moyen augmente jusqu’à 60 % grâce à la rapamycine (ou sirolimus). Un produit souvent prescrit pour prévenir le rejet d’organes après une transplantation. Des médicaments appelés sénolytiques aident les souris très âgées à rester actives longtemps après la mort de leurs congénères. La metformine et l’acarbose (des anti-diabétiques), une restriction calorique extrême et d’autres procédés permettent aux souris de gambader dans les cages de laboratoire bien au-delà de la durée de vie habituelle. Le dernier projet en date ? Pirater le processus de vieillissement lui-même en reprogrammant les cellules âgées pour les rajeunir.
« Si vous êtes une souris, vous avez de la chance, car il y a de nombreux moyens de prolonger votre espérance de vie », assure Cynthia Kenyon. Voilà plusieurs décennies, les travaux révolutionnaires de cette biologiste moléculaire ont catalysé ce qui allait devenir une ruée de la recherche. « Et les souris qui bénéficient d’une longue vie, note Kenyon, semblent très heureuses. »
Qu’en est-il de nous ? Jusqu’à quel point les scientifiques peuvent-ils allonger notre durée de vie ? Et jusqu’où doivent-ils aller ? les souris qui bénéficient d’une longue vie, note Kenyon, semblent très heureuses. » Qu’en est-il de nous ? Jusqu’à quel point les scientifiques peuvent-ils allonger notre durée de vie ? Et jusqu’où doivent-ils aller ?
Pour comprendre le vieillissement, les scientifiques sont en quête d’indications chez les animaux. Ici, un prélèvement de sang (entre autres) est réalisé dans le cadre du Projet de recherche sur les babouins d’Amboseli, au Kenya, lancé en 1971 – mis sous calmant, le babouin sera relâché. On a découvert ainsi qu’un babouin adulte ayant des liens sociaux forts peut se remettre des effets néfastes sur la santé d’une enfance stressante.
Entre 1900 et 2020, l’espérance de vie humaine a plus que doublé, pour atteindre 73,4 ans. Mais ce gain remarquable a eu un prix : l’augmentation phénoménale des maladies chroniques et dégénératives. Le vieillissement reste le facteur principal de risque de cancer, de maladie cardiovasculaire, d’Alzheimer, de diabète de type 2, d’arthrite, de maladie pulmonaire et d’à peu près toutes les autres affections majeures.
Mais imaginons que ces expériences sur les souris débouchent sur des médicaments corrigeant les dégâts moléculaires et biochimiques qui causent tant de problèmes de santé en vieillissant, ou sur des thérapies qui freinent (ou, mieux, préviennent) tous ces désordres. Nous serions alors beaucoup plus nombreux à vivre jusqu’à 80 ou 90 ans sans les maux et les douleurs qui peuvent gâcher ces années. Et plus nombreux aussi à parvenir à ce que l’on estime être la durée de vie maximale naturelle de l’être humain, soit 120 à 125 ans. Dans les pays industrialisés, environ 1 personne sur 6 000 devient centenaire et 1 sur 5 millions dépasse 110 ans. Le record reste détenu par la Française Jeanne Calment, morte en 1997, à 122 ans et 164 jours.
On peut améliorer la biologie humaine pour vivre plus vieux, semble-t-il. Une fortune inimaginable attend celui qui trouvera la clé. Déjà des investisseurs dépensent des milliards de dollars dans cet espoir – dont des magnats de la technologie, des nouveaux millionnaires des cryptomonnaies et, plus récemment, la famille royale saoudienne. Google s’est jeté le premier dans la course en 2013 en lançant Calico Life Sciences (Cynthia Kenyon y est vice-présidente du département de recherche sur le vieillissement).
Joan Valentine, 90 ans, teste sa démarche à l’hôpital Harbor de Baltimore, dans le cadre d’une étude longitudinale sur le vieillissement. Cette étude, lancée en 1958, est l’une des plus longues de ce type à travers le monde. Les chercheurs ont suivi plus de 3 200 personnes – certaines pendant plus de cinquante ans –, sur les plans physique, physiologique et cognitif. Les données recueillies ont servi dans des milliers d’articles scientifiques.
Ces travaux utilisent l’intelligence artificielle, le big data (mégadonnées) et la reprogrammation cellulaire. Mais aussi une compréhension de plus en plus fine des innombrables molécules qui font fonctionner notre corps. Des chercheurs parlent même de « guérir » le vieillissement.
Or, il y a encore trente ans, l’étude du vieillissement et de la longévité était un angle mort de la science. Cynthia Kenyon, alors à l’université de Californie à San Francisco, peinait même à recruter des jeunes chercheurs pour l’aider.
C’est alors qu’en modifiant un gène chez les minuscules vers ronds C. elegans, Kenyon a réussi à doubler leur durée de vie. En outre, les mutants avaient un comportement plus jeune. Ils ondulaient furieusement sous le microscope, quand les vers non modifiés demeuraient inertes.
Cette découverte l’a prouvé : le vieillissement est variable. Il est contrôlé par des gènes, des voies cellulaires et des signaux biochimiques.
« Nous sommes passés d’un monde nébuleux à une science familière que chacun comprenait, résume Cynthia Kenyon. Et chacun pouvait s’en emparer. Les gens se sont donc lancés. » Mais retarder la mort chez les vers et les souris ne signifie pas qu’on y parvienne chez l’humain.
Chercheurs et sociétés de biotechnologie testent les sénolytiques pour traiter l’Alzheimer précoce, la Covid longue, la maladie rénale chronique, la faiblesse des patients ayant réchappé du cancer, ainsi qu’une complication du diabète pouvant mener à la cécité. Des essais cliniques avec d’autres composés anti-vieillissement sont en cours. Mais, jusqu’à présent, aucun des médicaments expérimentaux ayant eu des effets fulgurants chez la souris n’est arrivé sur le marché.
« Il y a beaucoup d’approches différentes, précise Kenyon. Nous ne savons pas si l’une d’entre elles fonctionnera. Mais peut-être qu’elles fonctionneront toutes ! Peut-être que l’on obtiendra des résultats fabuleux en les combinant. […] Il nous faut juste essayer beaucoup de choses. »
Mirsada Mehinagić, 65 ans, balance Selma, sa petite-fille de 2 ans, sous le regard de son mari, Mirsad, 66 ans, sur la terrasse de leur maison de Sarajevo, en Bosnie-Herzégovine. « Quand les enfants sont là, je dois beaucoup chanter et sauter, dit-elle. Ça nous aide à rester jeunes. » Les humains ont évolué pour être actifs. Un mode de vie sédentaire est donc risqué pour les personnes âgées. Un peu d’exercice suffit à améliorer la santé physique et mentale.
Walt Crompton, ingénieur biomédical retraité de la Silicon Valley, a 69 ans, une abondante chevelure blanche et une vision noire de la vieillesse.
« Je suis à un âge où on a l’impression que la vie défile de plus en plus vite, constate-t-il. Autour de vous, de plus en plus de gens de votre génération meurent, attrapent des maladies horribles. Vous avez des petits maux, tout à coup votre genou vous fait mal quand vous courez, etc., etc. Quand ce n’est pas un truc, c’est un autre. »
Crompton a lu les études sur les souris. Il a donné un coup de main dans un laboratoire étudiant la longévité. Il a assisté à des conférences où les scientifiques parlaient des « marqueurs » du vieillissement, des diverses dérégulations biologiques qui se tissent avec le temps.
Des exemples ? Les capuchons protecteurs des chromosomes – les télomères – raccourcissent. Le génome devient instable ; les mutations cancérigènes de l’ADN augmentent. L’épigénome (des composés qui s’accrochent à l’ADN et régulent l’activité des gènes) connaît des changements.
De plus, des cellules deviennent sénescentes. Elles ne meurent pas, mais ne fonctionnent plus de façon normale et sécrètent des produits chimiques qui provoquent des inflammations. Des perturbations ont aussi lieu dans les voies qui réagissent aux nutriments, aux lipides et au cholestérol, déséquilibrant le métabolisme.
Et la liste est encore longue. Mais comment ces altérations s’influencent-elles mutuellement ? Lesquelles faut-il traiter en priorité ? Il n’existe pas de consensus sur ces questions.
Au cours d’une conférence, Walt Crompton a entendu le biologiste Gregory Fahy expliquer sa théorie : on pourrait inverser l’immunosénescence (le vieillissement immunitaire) en traitant le thymus. Cette petite glande, située dans la poitrine, stimule le développement de cellules T, qui combattent les maladies.
Rochelle Buffenstein, de l’université de l’Illinois à Chicago, examine un rat-taupe nu. Elle étudie ce mammifère à longue durée de vie dans l’espoir d’adapter ses caractéristiques uniques pour prévenir certains des effets néfastes du vieillissement chez l’être humain.
Fahy cherchait des volontaires pour tester son idée. Il voulait injecter de l’hormone de croissance humaine recombinante (rhGH), utilisée depuis des dizaines d’années pour traiter les enfants de petite taille, afin de rajeunir le thymus et les défenses déclinantes de l’organisme.
Le biologiste s’était déjà injecté ce produit de temps à autre pendant huit ans. À voir ses épais cheveux bruns et son enthousiasme juvénile, il semblait dans une forme enviable pour un retraité. Walt Crompton s’est porté volontaire.
Fahy est le directeur scientifique de la société Intervene Immune. Ce cryobiologiste est connu pour avoir conçu une technique de préservation des reins en attendant la greffe – on les laisse tremper dans l’éthylène glycol et on les stocke à - 135 °C. Fahy se passionne pour le thymus depuis qu’il a lu une étude, voilà des décennies. Celle-ci décrivait comment on peut raviver le système immunitaire de rats en leur implantant des cellules fabriquant de l’hormone de croissance. Mais la plupart des médicaments qui prolongent la vie des souris seront décevants, estime le biologiste. Car ils « ne font rien pour empêcher le système immunitaire de se dégrader ».
La rhGH n’est plus brevetée. L’utiliser dans la lutte contre le vieillissement ne rapportera donc pas les fortunes d’un nouveau médicament. De plus, elle est associée à un risque élevé de certains cancers. Fahy a tenté d’intéresser d’autres scientifiques à la réalisation d’un essai clinique. En vain. « J’ai pris les choses en main et j’ai commencé à régénérer mon propre thymus à partir de ce que j’ai pu glaner dans l’étude sur les rats. »
Un mégaderme à ailes orangées se repose dans la main d’un biologiste, en Ouganda. Dix-neuf mammifères vivent plus longtemps que l’humain en proportion de leur taille : dix-huit espèces de chauves-souris, ainsi que le rat-taupe nu. Porteuses de virus mortels qui ne les tuent pas, les chauves-souris fascinent les chercheurs.
Mais ce traitement peut accroître le risque de diabète de type 2. Fahy y a donc ajouté deux pilules : d’une part, de la metformine (cet antidiabétique, pris par 150 millions de patients dans le monde, pourrait réduire l’incidence des maladies neurodégénératives et du cancer) ; d’autre part, de la déhydroépiandrostérone (ou DHEA, une hormone qui améliore la régulation du taux de sucre dans le sang).
Ces deux médicaments, pense-t-on, atténuent aussi les effets du vieillissement et sont souvent utilisés dans ce but.
Une étude américaine est prévue pour vérifier si la metformine prévient ou retarde les affections majeures liées à l’âge. Mais certains scientifiques travaillant sur la longévité n’ont pas attendu – ils prennent déjà de la metformine tous les jours.
Walt Crompton assure qu’il a tout de suite ressenti les effets du régime de Gregory Fahy : « J’avais l’impression de pouvoir sauter d’un seul bond sur de grands immeubles. » Il a perdu des kilos superflus sans effectuer de régime.
Hank Pellissier, 70 ans, a également pris part à l’essai. Il me raconte que ses cheveux, auparavant blancs, ont recommencé à pousser bruns.
Les tests avec ce traitement ont montré plusieurs choses. La production de cellules T a augmenté ; la graisse du thymus a disparu ; et la santé des reins et de la prostate s’est améliorée. Mais il y a encore plus frappant.
Les hommes ont perdu en moyenne deux ans et demi d’âge biologique. Celui-ci se mesure par ce que l’on appelle l’horloge épigénétique. En analysant le sang, on évalue les changements chimiques dans l’ADN, qui modifient l’expression des gènes et marquent le passage du temps.
L’étude de Fahy a été publiée en 2019 dans la revue Aging Cell. Trop restreinte pour prouver quoi que ce soit, elle manquait aussi d’un groupe de contrôle placebo. Mais elle a suggéré que la médecine pouvait abaisser l’âge biologique.
Impressionné, le généticien et biostatisticien Steve Horvath, 55 ans, qui a développé l’horloge épigénétique, participe maintenant à un essai de plus grande ampleur. Et Fahy, 72 ans, est son propre cobaye. Il a repris les injections d’hormones : « Je dois faire mon travail vite pour sauver tout le monde, et aussi moi-même. »
« Ne mangez pas trop, et tenez- vous-en aux fruits et légumes, prône Grazia Cosmano, 102 ans. Restez aussi simple que possible. » Elle habite en Calabre, qui abrite une rare concentration de centenaires, rappelle le biochimiste Valter Longo, de l’université de Californie du Sud. Ses propres parents sont nés à Molochio, la ville natale de Cosmano. Lorsque celle-ci a passé le cap des 100 ans, il l’a incluse dans son étude sur les centenaires de Calabre et leur régime alimentaire.
Ma mère, Dorothy, a 98 ans. Mince, elle marche avec une canne, mais se tient droite. Presque chaque jour de la semaine, elle va dans un centre pour personnes âgées. Là, elle suit des séances d’exercice, danse et déjeune avec des amis. Elle n’oublie jamais un anniversaire ou une facture à payer.
Peu de choses auraient pu laisser présager sa longévité. Elle a fui l’Allemagne nazie à l’adolescence, avec plus que son lot de traumatismes. Elle a fumé pendant des décennies. Mon père étant boucher, nous vivions de viande rouge. D’un autre côté, elle a participé à des compétitions d’athlétisme quand elle était enfant, devait marcher des kilomètres pour aller travailler et a longtemps pratiqué la natation.
Les scientifiques étudient les personnes âgées en bonne santé et les centenaires. Docteur en biophysique médicale, Kristen Fortney, 40 ans, est cadre dans une entreprise de biotechnologie. Elle recourt au big data et au calcul informatique. La plupart des médicaments destinés à lutter contre le vieillissement cherchent à réparer quelque chose qui ne va pas bien. Fortney, elle, essaie de comprendre ce qui va bien.
« Nous voyons tous ces exemples d’humains qui vieillissent bien […], note-t-elle. Des individus qui arrivent à 100 ans et plus. Leurs muscles fonctionnent encore, leur cerveau fonctionne encore. Donc nous savons que c’est possible. »
BioAge Labs, l’entreprise cofondée par Fortney, analyse du sang et des tissus stockés dans des banques biologiques allant d’Hawaï à l’Estonie. Chaque échantillon est lié à un dossier électronique. Fortney et ses collègues connaissent donc les profils de santé des personnes dont ils examinent le sang. Et ils recherchent des biomarqueurs qui distinguent ceux qui ont bien vieilli.
Les machines actuelles peuvent mesurer des dizaines de milliers de variables par échantillons, dont 7 000 protéines. Il y a dix ans, on ne dépassait pas quelques centaines.
L’intelligence artificielle permet alors d’identifier les cibles potentielles de traitements. Elle recherche aussi parmi les médicaments développés à d’autres fins par les entreprises pharmaceutiques. Car certains, dont l’innocuité a été démontrée, n’ont jamais été mis sur le marché.
L’équipe de Fortney en a testé des dizaines sur des souris. Deux sont en cours d’essai clinique. L’un cible le système immunitaire, et l’autre concerne la masse et la force musculaires.
Cependant, aux États-Unis, l’Agence des produits alimentaires et médicamenteux (FDA) ne valide les médicaments que s’ils préviennent ou soigne une maladie. Or la FDA ne considère pas le vieillissement comme une maladie.
Les essais comme ceux de Fortney étudient donc l’effet d’un médicament sur une maladie liée à l’âge. Mais les chercheurs ont presque toujours de plus vastes ambitions.
Le jeûne peut aider à expliquer pourquoi la Calabre compte tant de centenaires. Valter Longo avance qu’en période de disette, les habitants mangeaient peu, peut-être juste des pâtes avec de l’huile d’olive et des légumineuses. Pour déterminer si un régime imitant le jeûne peut réinitialiser le métabolisme du corps, il a recruté 500 habitants ayant des problèmes de santé. Pendant cinq jours, tous les trois mois, certains ne mangeront que ce qu’il faut pour calmer la faim. « Nous espérons démontrer que cela change la santé de la plupart des gens. »
Il est l’heure du repas quand je rends visite aux sujets superâgés de Vera Gorbunova : environ 300 rats-taupes nus. Le réfrigérateur du labo regorge de produits : pommes, épis de maïs, céleris, laitues romaines, raisins rouges, bananes, pommes de terre, patates douces, carottes – rien que du bio.
Le rat-taupe nu peut dépasser 40 ans en captivité, soit dix fois plus que la normale pour un rongeur de sa taille. Vera Gorbunova et Andreï Seluanov sont mariés et tous deux biologistes à l’université de Rochester (État de New York). Ils étudient les rats-taupes nus dans l’espoir de leur dérober leurs secrets de longévité.
« Dans chaque animal jouissant d’une grande longévité, nous trouvons quelque chose de nouveau, s’exclame Gorbunova. Des choses folles ! »
La longévité phénoménale de certains animaux a suscité des études dans le monde entier. Des chercheurs ont enduré les tempêtes arctiques et le mal de mer pour étudier et marquer des requins du Groenland, qui vivent au moins 250 ans, et peut-être quelques siècles de plus. Des scientifiques qui récoltaient des praires d’Islande au fond de l’océan, au nord de l’île, ont remonté un coquillage de 507 ans.
João Pedro de Magalhães, biologiste à l’université de Birmingham (Angleterre), a séquencé le génome de la baleine boréale. Ce mastodonte de 54,5 t est considéré comme le champion du monde de la longévité chez les mammifères. Magalhães a aussi travaillé avec Gorbunova et Seluanov sur le génome du rat-taupe nu.
Gorbunova me montre les autres résidents de son laboratoire : rats-taupes de Damara, dègues du Chili (pour l’étude de la maladie d’Alzheimer) et souris épineuses d’Afrique, dotées de pouvoirs inouïs de régénération de la peau et du cartilage. Des tissus d’une trentaine d’espèces (écureuils, lapins, porcs-épics, castors, souris sauvages, chauves-souris…), que la chercheuse acquiert ou capture, emplissent un grand congélateur.
Les baleines boréales possèdent près de mille fois plus de cellules que l’humain. Ce qui devrait augmenter énormément chez elles le risque de mutation cancérigène. Or elles n’en souffrent pas. Des études ont montré leur étonnante capacité à réparer l’ADN et à conserver leurs cellules en bonne santé. Gorbunova a découvert que d’autres animaux qui vivent longtemps, dont le rat-taupe nu, partagent ce superpouvoir.
Les chauves-souris contrôlent tellement bien les inflammations qu’elles peuvent abriter des virus sans en tomber malades. On les a d’ailleurs suspectées d’être la source du coronavirus de la pandémie. « Nous nous sommes intéressés aux chauves- souris même avant la Covid », précise Gorbunova. Les scientifiques estiment en effet que l’inflammation chronique, qui progresse souvent avec l’âge, est un facteur important dans plus de la moitié des décès dans le monde.
Et le rat-taupe nu ? L’une de ses merveilles anti-vieillissement est l’hyaluronane, un sucre gluant sécrété par le tissu conjonctif. L’humain fabrique aussi cette substance – un produit de base des crèmes pour la peau « anti-âge ».
Gorbunova et Seluanov ont montré que la structure moléculaire de l’hyaluronane diffère chez l’humain et chez le rat-taupe nu. Chez le rongeur, il est plus lourd, bien plus abondant et se dégrade moins. Les biologistes ont découvert que son hyaluronane rend sa peau assez souple pour lui permettre de se faufiler dans des passages exigus, mais aussi supprime les tumeurs.
Étudier la longévité amène inévitablement les scientifiques à s’interroger sur la leur. Passé un certain âge, beaucoup font quelque chose – ou beaucoup de choses – pour éviter les dommages moléculaires. Gorbunova, 51 ans, m’explique qu’elle mange des algues marines, car celles-ci activent la sirtuine 6. Cette protéine contribue à réparer l’ADN et à stabiliser le génome.
Gorbunova n’étudie pas l’être humain – lui aussi considéré comme un animal à la grande longévité. Nous vivons plus longtemps que tout autre primate. Selon la biologiste, nous disposerons d’ici une génération de traitements rallongeant la vie humaine de dix ou vingt ans.
Et pour aller au-delà ? Il faudrait changer radicalement le système biologique humain. Ce n’est peut-être pas aussi fou que cela y paraît. « Je pense que c’est possible », assure Gorbunova.
Arnold Camfferman, 69 ans, fait de la chute libre à plus de 2 000 m au-dessus d’Ameland, une île au large des côtes néerlandaises. Cet instructeur de parachutisme, encore en activité, a sauté d’un avion plus de 20 800 fois. « Je ne compte pas m’arrêter de sitôt », assure-t-il. Son conseil pour une vie longue et saine ? « Ne jamais, jamais, arrêter de jouer. »
En 2006, Shinya Yamanaka, un chercheur japonais spécialiste des cellules souches, a trouvé comment reprogrammer des cellules adultes et les ramener à un état embryonnaire. La découverte lui a valu le prix Nobel. Elle a aussi bouleversé la biologie cellulaire et la recherche des moyens de traiter les maladies humaines.
Les chercheurs sont aujourd’hui résolus à user de la reprogrammation cellulaire (ou reprogrammation épigénétique) pour inverser le vieillissement et éradiquer les maladies associées.
« Les implications pourraient être plus vastes que celles du Crispr, déclare le biologiste David Sinclair, évoquant la révolutionnaire technologie d’édition de gènes. […] C’est sûrement la plus grande chose depuis le Crispr en termes de financements et de personnes qui s’y consacrent. »
Au début de 2022, un groupe d’entrepreneurs très en vue du secteur technologique, dont Jeff Bezos (fondateur d’Amazon), a secoué le monde très fermé de la recherche sur le vieillissement. Ils ont investi 3 milliards de dollars dans une entreprise de reprogrammation, Altos Labs. Shinya Yamanaka y a signé comme conseiller. D’autres scientifiques superstars, à des postes universitaires prestigieux, ont été débauchés.
On peut voir les investissements massifs dans une technologie encore embryonnaire de deux façons : l’incarnation de l’orgueil de la Silicon Valley ou un pari avisé sur la médecine du futur.
« Les gens ne vont pas investir des fonds importants si la science n’est pas crédible, note Steve Horvath, qui a récemment pris sa retraite de l’université de Californie à Los Angeles pour rejoindre Altos. La question est donc de savoir si tout un chacun en bénéficiera. »
Shinya Yamanaka a utilisé quatre facteurs de transcription. Ces protéines initient et régulent l’expression des gènes. Grâce à elles, le chercheur efface l’identité des cellules matures. Autrement dit, il les ramène à leur état d’origine.
C’est un biologiste travaillant à la régénération des organes, Juan Carlos Izpisua Belmonte, qui a donné l’idée d’appliquer la méthode au vieillissement. Il souhaitait utiliser les facteurs de Yamanaka pour remonter le temps à mi-chemin – rétablir la résilience juvénile des cellules, mais en conservant leur identité et leur fonction.
Izpisua Belmonte et son équipe de l’Institut Salk d’études biologiques, à La Jolla (Californie), ont mené des expériences sur des souris pendant plusieurs années. Sans grand succès. Jusqu’à ce qu’ils trouvent un protocole qui rajeunissait les animaux au lieu de les tuer.
Grâce à une reprogrammation cellulaire partielle, ils ont prolongé la vie de souris prématurément vieilles et accéléré la guérison de souris ayant vieilli normalement, mais victimes de blessures musculaires. À l’époque, Izpisua Belmonte avait déclaré que ces expériences démontraient que le vieillissement « ne doit peut-être pas s’envisager dans une seule direction ».
Aujourd’hui directeur scientifique d’Altos, il n’évoque plus en public la possibilité de faire du vieillissement une rue à double sens. L’entreprise insiste sur le fait qu’elle ne cherche pas à inverser le vieillissement, mais la maladie.
Les bailleurs de fonds n’ont peut-être pas envie que l’on se rappelle la longue et douteuse histoire de l’huile de serpent, censée empêcher le vieillissement. Ou bien ne perdent pas de vue que la FDA approuvera des traitements contre les maladies, et non contre le vieillissement.
« Quelle est la différence ? », demande David Sinclair en roulant des yeux. Professeur de génétique, Sinclair est aussi codirecteur du Centre Paul F. Glenn de recherche sur la biologie du vieillissement à la faculté de médecine de Harvard. Et il ne cache pas sa mission : contrecarrer le vieillissement. Y compris le sien.
Il a fondé ou investi dans plus d’une douzaine de sociétés pour commercialiser des technologies et des molécules de longévité. À 53 ans, il prend de la metformine et saupoudre son petit-déjeuner de resvératrol. « J’essaie au moins une fois les choses dont les gens parlent, assure-t-il. Je suis curieux. J’aime expérimenter. »
Sinclair soulève des poids pour maintenir un taux élevé d’hormones – et a posté sur Instagram que c’était le cas pour sa testostérone. Il a récemment adopté un régime végétalien. « Ce n’est pas aussi ennuyeux que je le pensais », confie-t-il. Il surveille de près son âge biologique grâce à InsideTracker, une entreprise qu’il conseille et qui analyse quarante-trois biomarqueurs.
Il m’a montré les résultats dans son bureau, sur ordinateur. La protéine C réactive, marqueur ? « Je suis bien en dessous de ce qu’aurait un jeune de 20 ans », se réjouit Sinclair. Il fait défiler d’autres données et conclut : « Je suis très loin de ce qu’on voit chez les jeunes. »
Plus tard, David Sinclair a voulu reprogrammer des cellules de souris souffrant de perte de vision à cause de leur grand âge. Un collègue, chercheur en ophtalmologie, lui a parié que cela ne fonctionnerait pas. « Et vous savez quoi ?, jubile Sinclair. Ça a marché ! »
Les résultats ont été publiés dans Nature en décembre 2020. Depuis, Sinclair poursuit les études. Les bienfaits semblent durables, dit-il.
En parallèle, Sinclair et les chercheurs de son laboratoire réalisent d’étonnantes expériences de type « retour vers le futur ». Ils accélèrent le vieillissement de souris, qui deviennent plus ridées et plus léthargiques. Ou alors ils accélèrent le vieillissement d’un seul organe, ou de tous les organes. En activant le vieillissement, ils espèrent apprendre à l’interrompre.
Sinclair a ciblé le nerf optique, car c’est l’un des premiers endroits du corps où frappe le vieillissement. Les cellules cessent de s’y régénérer peu après la naissance. Sinclair estime que ses études offrent un modèle qui change la donne pour traiter les blessures de la moelle épinière et les troubles du système nerveux central. Si reculer l’âge cellulaire permet de retrouver la vision, explique-t-il, pourquoi cela ne permettrait-il pas aussi de régénérer la moelle épinière ou la capacité de marcher ou de se souvenir ?
En attendant, nous pouvons faire beaucoup pour lutter contre le vieillissement. Des chercheurs de Harvard ont examiné les données de 123 219 adultes aux États-Unis sur des décennies. Conclusion : cinq habitudes peuvent augmenter l’espérance de vie de 14 ans chez les femmes et de 12 ans chez les hommes : une bonne alimentation, de l’exercice régulier, ne pas être en surpoids, ne pas fumer et ne pas trop boire.
« Si vous n’en suivez qu’une – ce que je ne conseille pas –, l’exercice est celle qui vous en donne le plus pour votre argent », précise Matt Kaeberlein, professeur de médecine de laboratoire et de pathologie, et directeur de l’Institut de recherche sur la longévité et le vieillissement en bonne santé à l’université de Washington.
À l’université d’État de Washington, un chien passe une échocardiographie dans le cadre de l’étude du Pr Kaeberlein sur le potentiel anti-âge de la rapamycine.
Kaeberlein est un scientifique pur et dur, pas un gourou du fitness. Son laboratoire a développé la plateforme robotisée WormBot. Celle-ci collecte des données simultanément à partir de centaines d’expériences parallèles, afin de déterminer les facteurs qui influencent la durée de vie du ver rond C. elegans. Kaeberlein teste aussi la rapamycine sur des chiens.
Mais, peu importe son emploi du temps, trois jours par semaine, Kaeberlein, 51 ans, se rend dans la salle de sport installée dans son garage et enchaîne les exercices : musculation, flexions, soulevés de poids depuis le sol et sur les épaules. L’objectif : maintenir sa masse musculaire.
« Chez la majorité des personnes de plus de 50 ans, observe Kaeberlein, la perte de masse musculaire due à un mode de vie sédentaire est en général l’un des principaux facteurs prédictifs d’un mauvais état de santé ultérieur. »
Les experts en fitness discutent sans fin pour savoir quel style d’exercice permet d’optimiser la santé et la force à un âge avancé. De même, les nutritionnistes ne s’accordent pas sur le régime alimentaire optimal : alimentation limitée dans le temps, jeûne intermittent, régime cétogène (faible en glucides), végétalien, méditerranéen, etc. Mais les études sur les animaux fournissent des preuves irréfutables que la restriction calorique sévère augmente la durée de vie. Alors, en va-t-il de même pour les êtres humains ?
C’est une question très difficile à trancher. Il y a vingt ans, l’Institut national sur le vieillissement (NIA) des États-Unis a lancé une grande étude pour mesurer les effets d’un régime réduisant les calories de 25 %. Les participants ont reçu des conseils, un logiciel pour suivre ce qu’ils avalaient et des repas pendant un certain temps. Mais ils n’ont réduit les calories que de 12 %. Cela m’a rappelé ce qu’un médecin m’avait confié : le régime le plus sain, c’est celui auquel on se tient.
Un autre facteur a une influence majeure – et contrôlable – sur la longévité en bonne santé : nos croyances face au vieillissement. C’est ce que souligne Becca Levy, professeur d’épidémiologie et de psychologie à l’université Yale. Son étude a été reproduite dans le monde entier. Elle a constaté que les personnes de 30 à 40 ans qui ont des attentes positives à l’égard du grand âge (et l’associent à la sagesse plutôt qu’à la décrépitude, par exemple) étaient plus susceptibles d’être en bonne santé des décennies plus tard.
Dans une autre étude, Becca Levy a montré que les personnes âgées qui ont une vision positive du vieillissement ont bien plus de chances de se remettre totalement d’une blessure invalidante. Autre étude encore de Levy : une vision positive de la vieillesse est associée à un risque moindre de développer la maladie d’Alzheimer. La chercheuse a remarqué que les personnes ayant les idées les plus positives sur le vieillissement vivent en moyenne sept ans et demi de plus que les personnes les plus pessimistes.
Teun Toebes (au centre) parle avec les résidents d’une maison de retraite pour adultes atteints de démence, à Utrecht, aux Pays-Bas. Toebes, 23 ans, y a été logé gratis pendant plus de deux ans, en échange d’une interaction avec les résidents. « Je crois, explique-t-il, que tout le monde a le droit à une société belle, égalitaire et inclusive. »
Reste qu’à la lecture des recherches sur les mystères du vieillissement, il est difficile de se sentir à l’aise à la perspective de prendre de l’âge. L’idée de « guérir » le vieillissement revient à en faire une pathologie. À tous les coups, les études publiées attaquent par de mauvaises nouvelles. Entame typique d’un article : « Le vieillissement est un processus dégénératif qui entraîne le dysfonctionnement et la mort des tissus. »
Plus j’en apprenais sur l’aspect scientifique, plus les percées de la recherche m’enthousiasmaient, et plus j’étais angoissée par mon propre cas. J’approchais de mes 68 ans.
Steve Horvath m’a proposé de mesurer mon horloge épigénétique. Le test à passer porte un nom anxiogène : GrimAge (« Âge sinistre »). J’ai envoyé deux flacons de mon sang. Quelque temps après, j’ai ouvert le rapport : mon âge biologique était inférieur de 3,3 ans à mon âge chronologique. Le rapport se voulait encourageant : « Félicitations. Vous battez déjà l’horloge ! »
Mais je me suis sentie déçue. Clairement, je ne jouais pas dans la même catégorie que David Sinclair face au torrent du temps.
Puis j’ai pensé à ma mère. Elle profite encore de la vie à l’approche de ses 100 ans. Les études de Becca Levy m’ont convaincue que la façon de voir de ma mère explique au moins en partie sa vitalité. Je ne l’ai jamais entendue râler à propos de son anniversaire ou dire qu’elle ne pouvait pas faire quelque chose parce qu’elle était trop vieille – ce que je commence à entendre de la part d’amis de mon âge. Je lui en fais la remarque.
« Non, répond-elle. Je ne suis pas trop vieille. Je fais peut-être les choses plus lentement, et peut-être moins. Mais je ne suis pas trop vieille pour danser, pour marcher ou pour faire tout ce que j’aime faire. » Puis elle laisse passer un temps. « Cela dit, je ne nagerai plus.
— C’est parce que tu n’as plus nagé depuis longtemps ?
— Parce que je n’aime pas mon apparence en maillot de bain. »
Article publié dans le numéro 280 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine