Comment aider les forêts à lutter contre le réchauffement climatique ?
Aider les arbres à lutter contre le réchauffement climatique, c'est possible. La preuve en quatre exemples.
Des lampes chauffantes sont visibles sur une image infrarouge d’une station de recherche près du Centre forestier de Cloquet de l’université du Minnesota. Les scientifiques veulent savoir comment les températures élevées et les conditions de sécheresse affecteront l’écosystème forestier complexe, du sol à la cime des arbres.
Déplacer des arbres pourraient permettre aux forêts stressées de combattre la chaleur lorsque le climat est en train de changer - Par Alejandra Borunda
Des aiguilles dorées tapissent le sol et parsèment les cheveux de Greg O’Neill tandis qu’il se fraie un chemin à travers un bosquet de grands et élégants mélèzes dans la vallée de l’Okanagan, en Colombie-Britannique (Canada). « Quel arbre magnifique, dit-il. Une espèce fière. Quand il trouve un bon emplacement, il se déchaîne. »
Mais pour de nombreux arbres, ici comme ailleurs, le « bon emplacement » change à mesure que le climat se réchauffe. En réalité, ces mélèzes florissants ne sont pas issus d’arbres de la région. Ils viennent de l’Idaho, à 457 km au sud, où leurs ancêtres se sont adaptés aux conditions désormais courantes ici: des étés plus chauds, des hivers un peu plus courts, des schémas de précipitations différents.
Ils font partie d’une expérience destinée à répondre à une question de plus en plus urgente : comment aider les forêts à faire face au changement climatique causé par l’humain ? Dans des parcelles comme celle-ci, allant du nord de la Californie à la frontière du Yukon, Greg O’Neill et ses collègues forestiers au service du gouvernement de la Colombie-Britannique ont planté des mélèzes et d’autres espèces collectés le long de la côte Ouest pour tester la migration assistée. Objectif: voir la distance et la vitesse auxquelles déplacer les arbres vers le nord selon le rythme du changement climatique. Le problème est simple, selon le chercheur mexicain Cuauhtémoc Sáenz-Romero : « Le climat est en mouvement. Mais les arbres, eux, ne peuvent pas marcher. »
Depuis la fin du 19e siècle, lorsque les êtres humains ont commencé à brûler des combustibles fossiles et à envoyer dans l’atmosphère d’énormes quantités de CO2, les températures moyennes mondiales ont augmenté d’environ 1,1 °C. Si la tendance actuelle se poursuit, elles pourraient augmenter au moins d’autant dans les prochaines décennies. En moyenne, les forêts du monde peuvent étendre leur habitat de près de 900 m par an – les arbrisseaux suivant souvent leurs climats préférés vers les pôles ou les hauteurs. Pour tenir le rythme actuel, elles devraient aller six à dix fois plus vite. Pour une région comme la Colombie-Britannique, couverte à environ 60 % par la forêt – qui constitue la colonne vertébrale de l’économie et de l’identité culturelle –, des arbres inadaptés au climat sont une menace existentielle. Si leur génétique correspond à un climat différent, ils seront en effet davantage sensibles aux catastrophes météorologiques, ainsi qu’aux maladies et aux parasites.
Cela s’est confirmé au début des années 2000 : des années de sécheresse successives ont affaibli de nombreux arbres. À cause des hivers doux le dendroctone, xylophage du pin ponderosa, s’est déplacé vers le nord. Chaque année, de 1999 à 2015, des dizaines de millions d’arbres sont morts. En 2003, en Colombie-Britannique, des incendies record ont ravagé plus de 2 600 km2 de forêt exposée au dendroctone et à la sécheresse.
En 2009, le service des forêts de la Colombie-Britannique a lancé la plus grande expérience mondiale de migration assistée. Sur quarante-huit sites, Greg O’Neill et ses collègues ont planté quinze espèces collectées dans quarante-sept bosquets situés entre l’Oregon et Prince George – soit 152 376 arbres.
Une dizaine d’années plus tard, bon nombre des arbres viennent de populations situées à quelque 500 km au sud, signe de l’ampleur du changement climatique. Les premières données étaient si parlantes que, en 2018, le Service des forêts a adopté une politique obligeant les forestiers à utiliser des semences issues de zones climatiques plus chaudes pour les 280 millions d’arbres plantés chaque année. Une vraie révolution – une règle de la sylviculture moderne étant de planter local.
Rand Bieri mesure le dioxyde de carbone dans le sol d’une parcelle test chauffée par des appareils près de Cloquet, dans le Minnesota. Des chercheurs ont planté ici des graines d’arbres venant d’aussi loin que l’Oklahoma pour voir dans quelle mesure ils tolèrent les impacts potentiels du changement climatique.
En Colombie-Britannique et ailleurs, les scientifiques ont discuté âprement de cette question éthique : peut-on éloigner les espèces de leur aire de répartition ? Après tout, les introductions passées avaient parfois causé de terribles problèmes d’espèces envahissantes. Certains, à l’inverse, estimaient que l’humain avait déjà imposé des changements sans précédent aux écosystèmes et que les risques de l’inaction étaient peut-être plus grands.
Malgré les efforts déployés en Colombie-Britannique, la vitesse d’adaptation de la forêt se heurtera à des limites implacables. Personne ne proposant d’abattre une forêt saine pour la replanter ensuite, les forestiers ne peuvent avancer qu’en repiquant sur des terres brûlées ou défrichées. Au rythme où vont les choses, la province ne remplacera pas entièrement ses forêts abattues avant quatre-vingts ans. Et quand bien même, les nouveaux arbres suivront le rythme du changement climatique sans pour autant le devancer, car il est quasi impossible de planter des arbres assez loin de leur aire naturelle pour qu’ils puissent s’épanouir dans plusieurs décennies : les froids hivernaux risquent de retarder ou de tuer les jeunes arbres adaptés à un temps plus chaud s’ils sont plantés trop loin de là où ils poussent ordinairement.
Il bruine sur le jardin botanique du campus de l’université de la Colombie-Britannique, à Vancouver. La doctorante Beth Roskilly y observe de jeunes mélèzes provenant de tout l’ouest de l’Amérique du Nord, plantés en rangs serrés. Elle recherche des populations supportant à la fois la chaleur et la sécheresse, et résistant au froid.
Pendant ce temps, les pressions climatiques augmentent. En juin 2021, alors qu’elle roulait près de la frontière canado-américaine pendant une vague de chaleur record, la généticienne forestière Sally Aitken vit avec effroi le thermomètre du tableau de bord dépasser 46 °C. À l’extérieur, une résine gluante coulait des sapins de Douglas, dégageant une odeur nauséabonde de térébenthine. « Je n’avais encore jamais vu d’arbres stressés », raconte-t-elle. Le lendemain, d’énormes incendies ravageaient la région ; cet automne-là, des pluies d’une violence sans précédent provoquèrent des glissements de terrain pendant des semaines.
Malgré les menaces climatiques qui pèsent, Sally Aitken est tout à fait claire : « La cause n’est pas perdue. Nous essayons juste de trouver des solutions pour aider les forêts. »
Face au changement climatique, les forestiers de la Colombie-Britannique et leurs collègues ont repiqué 152 376 semis de quinze espèces d’arbres sur quarantehuit sites entre le nord de la Californie et le sud du Yukon. Cet essai d’adaptation à la migration assistée doit permettre de s’assurer que les espèces et les semences choisies seront adaptées aux conditions climatiques qu’elles pourraient rencontrer.
Plantez plus d'arbres, mais n'en faites pas trop. Donnez suffisamment de place aux plants pour qu'ils prospèrent – et vivent longtemps - Par Craig Welch
Au milieu des fermes et des pâturages, à 225 km au nord-ouest de São Paulo, au Brésil, deux forêts tropicales poussent en même temps. La première regroupe une seule espèce : des rangées d’eucalyptus non indigènes parfaitement alignées, comme des plants de carottes. Dans la seconde poussent en désordre des dizaines de variétés de jeunes arbres indigènes.
Soyons honnêtes : cette forêt ne ressemble à rien. Les eucalyptus dégingandés se dressent au-dessus des parcelles de figuiers trapus et d’arbres au feuillage persistant. Pourtant, ce peuplement confus de 1 ha d’arbres indigènes, entourés d’espèces exotiques à croissance rapide, est l’une des nombreuses et prometteuses initiatives destinées à ressusciter les forêts de la planète.
Les eucalyptus, explique Pedro Brancalion, agronome de l’université de São Paulo et initiateur de l’expérience, poussent si vite qu’ils peuvent être coupés au bout de cinq ans et vendus pour fabriquer du papier ou des piquets de clôture. Cela couvre près de la moitié ou plus du coût de la plantation des arbres indigènes à croissance lente, qui réensemencent ensuite le sol dénudé par les coupes. Et ce processus n’entrave en rien la régénération naturelle.
Ces temps-ci, nul besoin de chercher bien loin pour trouver des organisations qui tentent de sauver le monde en faisant pousser des arbres. C’est le cas, par exemple, du Défi de Bonn, lancé par le gouvernement allemand et l’Union internationale pour la conservation de la nature, qui fait appel à différents pays pour reboiser 350 millions d’hectares d’ici à 2030. D’une manière générale, les grandes campagnes de reforestation visent à la fois à planter des semis et à restaurer ou conserver les forêts existantes.
Pour les experts forestiers, cependant, trop de campagnes de plantation font fausse route. Ainsi, l’automne dernier, le spécialiste brésilien de l’écologie de la restauration forestière a fait le constat suivant: en laissant vierges des portions de parcelle – c’est-à-dire en ne repiquant que sur la moitié du terrain environ –, la forêt se remplissait d’elle-même. Au bout de quelques années, il aura donc économisé de l’argent et produit une forêt dense, tout en plantant moins.
Trop souvent, les associations de reforestation cherchent tellement à s’attribuer le mérite de chaque arbre planté, qu’elles en oublient le plus important, à savoir le type de forêt créé et sa durée de vie. « En faisant du nombre d’arbres un but en soi », fait remarquer Pedro Brancalion, vous « dépensez plus d’argent et obtenez finalement moins de bénéfices ».
Une expérience visant à développer des moyens économiques de régénérer les forêts est menée dans cette ancienne plantation d’eucalyptus, au Brésil, à Itatinga. Des espèces locales y côtoient des eucalyptus à croissance rapide, qui peuvent être coupés et vendus au bout de quelques années pour financer la restauration. Les arbres indigènes réensemenceront naturellement le sol dénudé par la coupe.
Pour faire face aux crises du changement climatique et à la perte de biodiversité, planter des arbres apparaît comme une solution simple et naturelle. Ils offrent en effet l’habitat nécessaire à la faune et à la flore et, de plus, captent le CO2 de l’atmosphère.
Rien de surprenant, donc, à ce que les arbres soient considérés comme l’arme idéale. Alors, pourquoi ne pas en planter plus ? Il se trouve que, à chaque opération de plantation très médiatisée, des échecs dévastateurs se sont produits. En Turquie, au Sri Lanka et au Mexique, les plantations massives ont entraîné la mort de millions de semis ou ont incité les agriculteurs à défricher des forêts intactes. Les arbres plantés aux mauvais endroits ont réduit les ressources en eau pour les agriculteurs, détruit les sols très diversifiés de prairies absorbant le carbone ou laissé proliférer une végétation envahissante.
« Planter des arbres n’est pas une solution toute simple », souligne Karen Holl, écologiste de la restauration à l’université de Californie à Santa Cruz, qui travaille avec Pedro Brancalion. Reboiser la planète ne peut se substituer à la diminution dues aux combustibles fossiles. La plantation d’arbres ne peut pas non plus remplacer les forêts anciennes. Il a fallu des centaines, voire des milliers d’années pour arriver à ces systèmes biologiques complexes. Les sauver est encore plus important que de faire pousser de nouvelles forêts.
La vraie valeur d’un arbre réside dans sa durée de vie, ce qui signifie qu’il faut veiller à ce qu’il ne meure pas. En examinant les propositions de plantations pour le Forum économique mondial, Karen Holl s’est rendu compte que même les meilleurs projets ne surveillaient les résultats que pendant vingt-quatre mois. Si l’objectif est le stockage du carbone et la biodiversité, « on ne peut pas l’évaluer en deux ans », avertit-elle.
Ce qui compte également est de savoir où – et comment – les arbres sont plantés. Ainsi, repiquer des essences forestières dans l’extrême nord enneigé crée des paysages plus sombres, qui absorbent davantage de lumière du soleil, contribuant ainsi potentiellement au réchauffement climatique. En 2019, près de la moitié des pays adhérents au Défi de Bonn prévoyaient de planter des arbres et de les abattre régulièrement pour le bois ou la pâte à papier, plutôt que de faire pousser des forêts naturelles – en dépit du fait que celles-ci séquestrent en moyenne beaucoup plus de CO2.
Alors, que faire ?
La réponse est évidente pour Pedro Brancalion : il faut restaurer les forêts primaires, en particulier sous les tropiques, où les arbres poussent vite et où la terre est bon marché. Il peut alors être nécessaire d’en planter. Mais cela peut demander également d’éliminer les herbes envahissantes, de rajeunir les sols ou bien encore d’améliorer le rendement des cultures pour les paysans, de façon à ce qu’il y ait besoin de moins de terres agricoles et qu’il en soit rendu davantage aux forêts.
Pedro Brancalion s’est concentré sur la forêt atlantique du Brésil, qui a disparu à 75 % au profit des villes, de l’élevage de bétail, de la production de papier ou de la culture de la canne à sucre et du soja. Mais, souvent, ces terres exploitées ne sont pas bien utilisées. Des zones comme celles-là – situées sur des pentes raides, à proximité de restes de parcelles forestières, par exemple – permettent la restauration.
La combinaison de la récolte d’eucalyptus à la plantation d’espèces indigènes est une façon de rappeler qu’une restauration réussie doit aussi profiter aux communautés locales. Ainsi, au Niger, depuis que les paysans ont compris qu’ils pouvaient faire pousser davantage de céréales en plantant autour des terres boisées – au lieu de les défricher –, 200 millions d’arbres ont fait leur retour.
Pour Pedro Brancalion, lorsque les ressources sont limitées et qu’il n’y a pas de temps à perdre, relancer les processus naturels peut être utile. Car, dans bien des cas, si on laisse la nature faire le gros du travail, ajoute-t-il, « la forêt repousse en réalité assez bien ».
Des travailleurs transforment une ancienne plantation d’eucalyptus en forêt indigène dans une ferme expérimentale gérée par l’université de São Paulo. Anderson da Silva Lima et Eder Araujo repiquent des plants de Rapanea, un genre d’arbre répandu dans la forêt atlantique du Brésil.
Les scientifiques peuvent créer des arbres plus résistants en modifiant leur ADN. La vraie question est : doivent-ils le faire ? - Par Sarah Gibbens
Quand Rex Mann, 77 ans, travaillait dans les forêts des Appalaches, elles étaient pleines de morts. « On les appelait les fantômes gris », se rappelle le forestier à la retraite. Il parle ici des châtaigniers d’Amérique, éparpillés dans sa province natale, la Caroline du Nord, et dont les cimes dominent toujours les forêts.
Ces « fantômes gris » étaient les restes squelettiques de ces arbres majestueux qui poussaient autrefois et pouvaient atteindre jusqu’à 30 m de hauteur et 3 m de large. Au cours du 20e siècle, environ 4 milliards d’entre eux, soit un quart des feuillus poussant dans les Appalaches, ont succombé à un champignon asiatique introduit accidentellement à la fin du 19e siècle. Considérée comme l’une des pires catastrophes environnementales ayant frappé l’Amérique du Nord, elle s’est aussi révélée être un aperçu de ce qui allait advenir par la suite.
Agrile asiatique du frêne, mort subite du chêne, maladie hollandaise de l’orme, flétrissement américain du chêne, maladie des mille chancres du noyer, puceron lanigère de la pruche : à l’ère de la mondialisation, de nombreux arbres sont, eux aussi, confrontés à des pandémies. Et, avec le changement climatique, ses sécheresses catastrophiques, ses inondations et ses vagues de chaleur, lutter contre les agresseurs devient particulièrement difficile.
Autant d’éléments qui ont conduit des scientifiques à se demander : serait-il possible de créer de meilleures variétés, plus aptes à se défendre ? Là encore, le châtaignier d’Amérique pourrait bien établir un précédent, mais sur le chemin de la résurrection, cette fois. En modifiant son ADN, expliquent les scientifiques, ils ont réussi à obtenir un arbre résistant au chancre. Et, si cela fonctionne pour le châtaignier d’Amérique, pourquoi ne pas imaginer que ce soit aussi efficace sur d’autres arbres.
« Certains me disent : “Vous vous substituez à Dieu”, raconte Allen Nichols, président de la section new-yorkaise de la Fondation américaine du châtaigner. Ce à quoi je rétorque : “Nous nous substituons au diable depuis des lustres, il nous faut maintenant commencer à nous substituer à Dieu, au risque de nous retrouver avec un beau gâchis sur les bras”. »
L’avenir du jadis magnifique châtaignier d’Amérique peut dépendre de ces jeunes arbres, ici dans une serre de Syracuse (État de New York). Ils ont été modifiés génétiquement afin de résister à un champignon ayant tué des milliards de châtaigniers au début du XXe siècle.
Le chancre du châtaignier est causé par un champignon parasite qui laisse des lésions orangées sur le tronc et les branches. Ces boursouflures tachetées peuvent interrompre la circulation de l’eau et des éléments nutritifs à l’intérieur de l’arbre. En tant qu’espèce, les châtaigniers d’Amérique ont survécu en émettant des rejets à partir des racines d’arbres morts. Mais c’est un travail de Sisyphe ; le chancre est inévitable avec l’âge et la capacité d’un arbre à se régénérer n’est pas infinie.
Dans leurs tentatives pour sauver les châtaigniers, les forestiers ont pulvérisé des fongicides sur les arbres, leur ont inoculé des virus tuant les champignons et ont même réduit les arbres contaminés en cendres. Les expériences visant à croiser des châtaigniers d’Amérique avec une espèce chinoise afin de créer un hybride résistant au chancre ont commencé dès les années 1930 et de façon rigoureuse dans les années 1950. Les travaux de la Fondation américaine du châtaigner sur l’hybride ont débuté officiellement dans les années 1980.
« Si l’on passe rapidement en revue plus de trente années de travail de sélection, il apparaît que la résistance au chancre est en réalité beaucoup plus compliquée qu’on ne le croyait », explique Tom Saielli, scientifique spécialiste de la forêt à la Fondation.
Désormais, les chercheurs pensent que pas moins de neuf locus génétiques pourraient être ensemble à l’origine de la résistance au chancre. La vraie question est de découvrir la bonne combinaison de gènes produisant cette résistance. De plus, il faut plusieurs générations d’hybridation pour progresser, sachant que chaque génération prend des années.
Le génie génétique offre un raccourci controversé pour créer un véritable châtaignier d’Amérique résistant au chancre. Dans les années 1990, Charles Maynard et Bill Powell, de l’université de Syracuse, dans l’État de New York, se sont lancés dans cette recherche en utilisant ce qui était alors une technologie émergente.
À l’automne, Hannah Pilkey récolte des châtaignes au Projet de recherche et de restauration du châtaigner d’Amérique, à Syracuse. Les fleurs ont été fécondées avec du pollen d’arbres génétiquement modifiés. Les sachets évitent que le pollen ou les graines se dispersent par accident.
Pour Bill Powell, la découverte s’est produite quand il a compris qu’un gène du blé renforçait la résistance des tomates aux pathogènes. En 2014, avec Charles Maynard, ils réussirent à ajouter ce gène de blé au génome du châtaignier. Ils baptisèrent l’arbre modifié « Darling 58 », du nom de Herb Darling, ingénieur et grand supporteur de leurs travaux. Les arbres plantés dans des parcelles de test à Syracuse se sont avérés tolérants au chancre. Si Bill Powell est convaincu que Darling 58 est sans danger, il reste que les arbres transgéniques suscitent la peur de l’inconnu.
Faire pousser des cultures génétiquement modifiées est très réglementé aux États-Unis. Bill Powell et ses collègues ont ainsi demandé au département de l’Agriculture, à l’Agence des produits alimentaires et médicamenteux (FDA) et à l’Agence de protection de l’environnement (EPA) de déréglementer Darling 58 et de lui accorder le statut d’arbre non modifié. C’est la première fois que ces institutions ont à statuer sur une telle demande – ce qui créerait un précédent pour d’autres espèces végétales.
« Une fois qu’ils sont dans la forêt, il n’y a pas moyen de faire machine arrière. C’est irréversible », avertit Anne Petermann, directrice générale du Projet de justice écologique mondial. En outre, certains militants amérindiens craignent que ces arbres ne portent atteinte à leur droit de tenir les OGM à distance de leurs terres.
En dépit de ces craintes, des scientifiques affirment que le génie génétique est un outil efficace pour préserver les écosystèmes forestiers. À l’université Purdue, dans l’Indiana, des chercheurs ont examiné des façons de modifier génétiquement les frênes pour combattre l’agrile asiatique, un coléoptère très destructeur. Au Canada, ils ont créé un peuplier génétiquement modifié qui éloigne une « tordeuse » défoliatrice. Et au laboratoire de Bill Powell, à Syracuse, une équipe étudie de nouveaux gènes à intégrer dans les ormes et les châtaigniers de Virgine.
Pour les admirateurs du châtaignier d’Amérique, comme Rex Mann, réhabiliter cette espèce serait la preuve que l’on peut corriger les dommages causés sur l’environnement. « Beaucoup de gens ignorent toutes les morts et les destructions qui ont eu lieu dans notre forêt, dit-il. Nous n’avons pas le droit de rester les bras croisés et de laisser tout cela disparaître. »
Un laborantin enlève la bogue verte et hérissée de piquants de châtaignes issues de fleurs fécondées avec du pollen transgénique. Avec chaque génération d’arbres génétiquement modifiés, les scientifiques se rapprochent du jour où les châtaigniers d’Amérique pourraient à nouveau s’épanouir à l’état sauvage.
L’Allemagne a lancé un nouveau programme : ne pas toucher aux forêts et laisser la nature se soigner toute seule - Par Andrew Curry
Enfant, dans les années 1980, le prince Constantin de Salm-Salm appréciait ses promenades avec son grand-père dans les deux forêts en forme de cathédrale que la famille possédait près d’un château du centre de l’Allemagne. Les étendues de 175 ha d’épicéas de Norvège et de sapins de Douglas, plantés plusieurs décennies avant sa naissance, étaient un investissement – dont le jeune prince espérait hériter un jour.
Tout changea une nuit de février 1990, lorsque l’ouragan Wiebke s’est abattu sur la région – des vents de plus de 200 km/h balayant les collines boisées autour de Wallhausen. Une fois la tempête calmée, lui et son grand-père ont parcouru les forêts. Des centaines d’imposants épicéas, vieux de quarante ans, gisaient au sol. « Mon grand-père était en larmes, se souvient le prince. La grande question à laquelle il avait à répondre était : que faisons-nous maintenant ? »
Aujourd’hui, les Allemands sont confrontés à un problème similaire, mais à une échelle bien plus vaste. Depuis 2018, l’Europe centrale a connu quatre années consécutives de sécheresse ou de températures anormalement élevées. Des invasions dévastatrices de bostryche typographe ont anéanti des dizaines de milliers d’hectares de peuplements allemands d’épicéas. Au même moment, la fumée des feux de forêt flottait sur le centre de Berlin. En Allemagne, la situation a suscité un débat national sur la façon de réagir. L’une des options consiste à replanter plus d’arbres que ceux qui ont disparu. Mais il existe une autre possibilité pour les collines boisées autour de Wallhausen.
Le prince de Salm-Salm fait partie d’un groupe de plus en plus important de propriétaires forestiers allemands qui se sont tournés vers ce qu’on appelle la sylviculture «proche de la nature ». Cette approche non interventionniste bannit dans la mesure du possible la plantation d’arbres et préconise de s’en tenir essentiellement aux espèces indigènes. L’objectif est de reproduire les écosystèmes des forêts sauvages en laissant le bois mort et en pratiquant seulement une coupe sélective des arbres les plus matures.
Pour le prince de Salm-Salm, « la nature sait mieux que quiconque ce qui doit pousser ici ». Les forêts de la famille se trouvent à une heure à l’ouest de Francfort, sur des pentes exposées au nord. À part y chasser le cerf et le sanglier et couper certains des plus grands arbres chaque année, elle les laisse passablement tranquilles.
Par une journée de fin d’automne il n’y a pas si longtemps, le prince de Salm-Salm s’enfonçait dans sa forêt. Sous les cimes des grands sapins de Douglas ayant survécu à Wiebke, le feuillage rouge et jaune des jeunes chênes, hêtres et cerisiers ayant pris racine dans le sillage de la tempête s’embrase dans la lumière.
« Tout ce que vous voyez ici a poussé de manière naturelle, dit-il. Nos seuls investissements concernent les chemins et la chasse. »
Dans une forêt de Lübeck, en Allemagne, Arne Brahmstädt enlève des épicéas de Norvège adultes, dans le cadre d’une initiative visant à restaurer la forêt originelle. Le halage au moyen de chevaux évite d’endommager le tapis forestier avec de lourdes machines.
D’une certaine façon, la sylviculture allemande s’éloigne de ses racines. Car le pays a été l’un des premiers à considérer les forêts comme une ressource à gérer. Les forestiers allemands ont eu une approche industrielle des arbres, plantant des espèce à croissance rapide comme l’épicéa en rangs bien espacés. Cette approche, qui est toujours populaire en Allemagne, a essaimé à travers le monde.
Il y a un siècle, le botaniste Alfred Möller la contesta. Il fit valoir que les forêts étaient des organismes complexes et qu’on ne devait pas cultiver les arbres comme des épis de blé à croissance lente. Au contraire, les forêts devaient être gérées comme le ferait la nature : en choisissant chaque arbre devant être abattu, tout en maintenant un couvert continu.
Alfred Möller est mort en 1922 et n’a jamais eu la chance de voir ses idées mises en pratique. Après la Seconde Guerre mondiale, des forêts ont été abattues dans toute l’Allemagne afin de permettre la reconstruction des villes détruites par la guerre en Grande-Bretagne, en France ainsi qu’en Union soviétique. Dans les années 1950, les forestiers ont planté des millions d’arbres pour les remplacer – principalement des épicéas. Cela a marqué le début d’une industrie florissante, avec des forestiers comme le grand-père du prince de Salm-Salm. Le bois et ses sous-produits représentent à présent un secteur d’une valeur de 137 milliards d’euros par an, qui emploie plus de 700 000 Allemands. Un tiers du pays est aujourd’hui couvert d’arbres.
C’est pourquoi des années de sécheresse et d’infestation ont été un tel choc. Pour la première fois, les Allemands font face à la possibilité d’un futur avec beaucoup moins d’arbres. « C’est inimaginable pour l’Allemagne, qui se considère comme un pays forestier, note Pierre Ibisch, biologiste à l’université d’Eberswalde pour le développement durable. C’est pourtant un risque auquel nous sommes confrontés. »
Le gouvernement allemand a décrété la situation comme étant une crise nationale, accordant aux propriétaires forestiers près de 1,8 milliard d’euros de subventions pour éliminer les arbres morts, endommagés par les coléoptères xylophages, et pour reboiser.
La Langur Way Canopy Walk traverse une forêt tropicale intemporelle sur l’île de Pinang, en Malaisie. La restauration de forêts complexes contribue à jeter un pont vers une planète plus saine.
Selon des défenseurs de la sylviculture « proche de la nature », cela pourrait être une erreur. Au lieu de se précipiter à planter plus d’arbres, ils y voient une occasion d’en faire moins. Laisser le bois mort et les frondaisons pourrir redonne des nutriments au sol, favorisant la bonne santé et la diversité des arbres survivants. « Pour nous, moins, c’est toujours plus », résume Knut Sturm, responsable de la forêt de la ville de Lübeck.
Bien sûr, cela suscite des réserves. Les forêts « proches de la nature » peuvent être rentables, mais cela nécessite que l’industrie du bois et les forestiers adoptent d’autres façons de travailler. Les scieries, par exemple, sont conçues pour traiter des troncs d’épicéas minces et rectilignes et non des chênes vieux et massifs.
Avec l’accélération du changement climatique, envisager de planter des espèces importées plus résistantes à la sécheresse est tout aussi important dans l’objectif d’une sylviculture « proche de la nature », fait remarquer Marcus Lindner, scientifique à l’Institut européen des forêts (EFI).
À Wallhausen, le soleil se couche sur le village en contrebas. « Je veux que mes enfants puissent choisir parmi dix espèces différentes, pas seulement le sapin de Douglas ou l’épicéa, précise le prince de Salm-Salm. Nous devons nous assurer que les mêmes erreurs ne se répètent pas. »
Article publié dans le numéro 272 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine