Néron était-il vraiment un tyran cruel et narcissique ?
Sous le règne de Néron, Rome connut l’un de ses plus grands âges d’or économiques et culturels. Pourtant, on dit de lui qu’il fut un psychopathe sanguinaire et un tyran dépravé. Peut-être le temps est-il venu de réexaminer l’héritage de cet empereur.
Accompagné d’un tigre domestique, Néron, impassible, regarde depuis son trône la station thermale de Baïes, tandis que le Vésuve laisse échappe des volutes de mauvais augure en arrière-plan. Ce tableau de l’artiste polonais Jan Styka, peint vers 1900 et désormais hébergé dans une collection privée, reflète la réputation de cruauté qui suit Néron.
Un tyran cruel et narcisse qui ordonna l’assassinat de proches pour s’accrocher au pouvoir : voilà le profil que l’on associe généralement à Néron, cinquième et dernier empereur de la dynastie julio-claudienne. Il n’est pas surprenant que cette image prévale. Les sources classiques présentent Néron comme un tyran dépravé obsédé par le sexe à la personnalité erratique dont l’ambitieuse mère, Agrippine la Jeune, contrôla en coulisses la vie et le règne. De manière curieuse, si les auteurs antiques se préoccupent surtout de l’égotisme impitoyable de Néron, la propagande politique produite à l’époque met plutôt en avant sa clémence. Bien que le gouvernement de Néron, en particulier dans ses dernières années, ait systématiquement persécuté les chrétiens et éradiqué les dissidents, l’Empire romain connut également sous règne l’un de ses plus grands âges d’or économiques et culturels.
UN EMPEREUR INDIGNE ?
Lorsque l’empereur Claude mourut soudainement en l’an 54, Néron, qui n’avait que seize ans, fut préféré à d’autres membres de la dynastie régnante des Julio-Claudiens pour lui succéder. Claude avait adopté Néron après avoir épousé Agrippine la Jeune, mère de Néron et nièce de Claude. En faisant de Néron son héritier, Claude relégua au second plan son fils biologique, Britannicus. Mais Néron jouissait de la faveur populaire et du soutien de la garde prétorienne.
C’est Agrippine, quatrième épouse de Claude, qui avait manœuvré pour placer son fils en position favorable. Elle avait persuadé Claude d’adopter Néron en 50, puis permis à son fils d’épouser Octavia, la fille de Claude, en 53. D’après les témoignages d’auteurs romains antiques, l’année suivante, lorsque Agrippine eut la certitude que la succession de Néron était assurée, elle aurait fait empoisonner son époux.
Cette peinture à l'huile de l'époque baroque représente Néron découvrant le corps de sa mère, Agrippine la Jeune, dont il a ordonné l'assassinat. Cette fin cruelle hanta l'empereur tout au long de sa vie et donna naissance à des histoires de fantôme qui ont traversé l'histoire romaine.
Ces auteurs antiques qui peignirent Agrippine en meurtrière et Néron en tyran cruel avaient peut-être des motivations cachées. Il est possible qu’ils aient été irrités par la bureaucratisation de l’administration impériale, qui avait ôté le pouvoir des mains de la classe sénatoriale à laquelle ils appartenaient. La suppression des impôts indirects ordonnée en 58 eut pour conséquence une plus grande participation de la plèbe dans le commerce, ce qui déplut également à l’aristocratie.
Étant donné ces griefs, il est probable que des auteurs antiques aient exagéré leurs récits pour le discréditer. Entre autres méfaits, ces sources lui attribuent des dizaines d’homicides. Si l’on peut à n’en pas douter, à l’instar de nombreux empereurs romains, lui imputer la responsabilité d’un certain nombre de morts, les meurtres dont on l’accuse semblent improbables lorsque l’on analyse les circonstances qui les entourent.
Par exemple, selon Tacite, célèbre orateur, politicien et historien romain qui composa son œuvre autour de l’an 100, Néron aurait assassiné son demi-frère Britannicus de peur qu’Agrippine ne s’allie avec lui. Tacite ajoute que Néron et son épouse Octavia auraient regardé impassiblement le spectacle de la mort de Britannicus en plein dîner, tandis que les autres convives s’affolaient. Lorsque ce dîner funeste eut lieu en l’an 55, Agrippine était au sommet du pouvoir et n’avait aucune raison de soutenir un changement de gouvernement favorisant Britannicus. Selon Anthony Barrett, historien à l’Université de Colombie-Britannique, Britannicus serait en fait mort d’une crise d’épilepsie.
L’on attribue à Néron un autre épisode macabre : la mort de 400 personnes réduites en esclavage par le sénateur Lucius Pedanius Secundus. Quand l’un d’eux assassina ce dernier, les 400 furent condamnés à mort. Certains Romains se rebellèrent et exigèrent que les innocents soient épargnés. Néron étouffa la rébellion et fit en sorte que l’exécution de masse ait lieu. C’est toutefois le Sénat qui avait fait adopter cette loi ; Néron ne fit que l’appliquer. De plus, quand certains sénateurs suggérèrent que l’on exile de Rome les désormais affranchis autrefois réduits en esclavage par Secundus pour alourdir la punition collective, Néron refusa. Sa position irrita l’aristocratie, dont il avait remplacé, dans l’administration impériale, beaucoup de membres occupant des postes clés par des esclaves affranchis à qui il accordait sa confiance.
Néron ne manqua pas de démontrer encore sa capacité à gouverner de manière réfléchie. Au début de son règne, afin d’éviter les abus de pouvoir du souverain et du Sénat, il supprima les procès secrets qui se tenaient intra cubiculum principis (littéralement « dans la chambre du prince »), qui menaient à la condamnation ou à l’acquittement d’un prisonnier. Les audiences privées de ce type avaient été monnaie courante au temps de Claude, et leur suppression fut recommandée par Sénèque, philosophe et ancien tuteur et mentor de Néron.
POPULAIRE AUPRÈS DE LA PLÈBE
À l’âge de vingt ans, Néron avait déjà forgé son propre style politique et mis en œuvre des réformes judiciaires et fiscales bénéficiant aux gens du peuple (les plébéiens). Mais sa vision politique fut entravée par sa mère, Agrippine, qui après s’être débarrassée de ses rivaux, menaça d’éloigner son fils du pouvoir. La première fois qu’Agrippine fut accusée de préparer un coup d’État contre son fils, en l’an 55, Néron fit preuve de mansuétude. Agrippine s’était alliée au rival de Néron, Rubellius Plautus (l’arrière-petit-fils de l’empereur Tibère). Néron pardonna sa mère et son complice et exila d’autres personnes impliquées dans le complot.
Cependant, quand Agrippine intrigua de nouveau contre son fils trois ans plus tard, l’un des conseillers de Néron exhorta ce dernier à la faire tuer et à faire passer sa mort pour un accident survenu en mer. Selon Tacite, ce fut l’affranchi Anicet qui imagina le complot, mais le sénateur et historien Dion Cassius affirma que Sénèque et Néron avaient trouvé l’idée ensemble. Quoi qu’il en soit, Néron ordonna que l’on coule le bateau sur lequel voguait sa mère au large de Naples. Miraculeusement, Agrippine survécut au naufrage. Le 23 mars 59, elle fut finalement assassinée par des hommes de main de Néron dans sa villa de Bauli.
On dit qu’un acteur comique célèbre aurait fait une allusion à cet assassinat dans une chanson. Voici ce qu’il aurait chanté : « Adieu à toi, père ; adieu à toi, mère », tout en mimant l’acte de manger, puis celui de nager. Claude avait été empoisonné alors qu’il dînait et Agrippine avait échappé de peu à la noyade.
En dépit de ces événements sordides qui assombrirent le règne de Néron et ternirent sa politique générale de clémence, l’empereur conserva une popularité considérable en offrant au peuple du pain et des jeux. Mais le soutien de la plèbe commença à s’effriter lorsque Poppée, magnifique femme de Pompéi, fit son apparition.
En l’an 62, lorsque Poppée tomba enceinte après plusieurs mois de relation adultère avec Néron, l’empereur décida de divorcer d’Octavia et de se remarier. Pour justifier ces actes, Néron accusa son épouse d’avoir commis l’adultère avec un esclave et l’exila en Campanie, sur le littoral sud-ouest. Scandalisé, le peuple entreprit de détruire les images publiques de Poppée par solidarité avec l’impératrice exilée. La révolte contraignit Néron à faire revenir Octavia à Rome, mais il était désormais résolu à la condamner à mort. Après avoir fait l’objet d’une seconde fausse accusation d’adultère, cette fois-ci avec Anicet, l’ancien complice de Néron, commandeur de la Classe missénienne (la flotte impériale), Octavia fut envoyée sur l’île de Pandataria. Là, des assassins mandatés par l’empereur l’assassinèrent en lui tailladant les veines et en la plongeant dans de l’eau bouillante.
Si le peuple de Rome témoignait de l’animosité envers Poppée, ce n’était pas le cas d’autres régions de l’Empire. En Campanie, où se trouve Pompéi, ville natale de Poppée, le couple impérial jouissait d’un soutien populaire. Sur les murs des maisons pompéiennes (détruites par l’éruption du Vésuve en 79), des archéologues découvrirent des graffitis qui clamaient « Ave Néron », « Vive Poppée » et « Hourra pour l’Empereur et l’Impératrice ».
À vrai dire, s’y trouvait davantage de graffitis en l’honneur de Néron qu’en l’honneur de tout autre empereur l’ayant précédé, et ces messages restèrent visibles même après qu’on eut décrété la damnatio memoriae à son encontre, c’est-à-dire le retrait de l’ensemble de ses effigies et inscriptions publiques et privées après sa mort. La popularité particulière de Néron à Pompéi peut s’expliquer non seulement par les origines pompéiennes de Poppée mais également par les faveurs que Néron accorda à la ville. Il contribua à la reconstruction de la cité après un séisme dévastateur en 62 et s’y rendit en personne pour faire des offrandes au temple de Vénus. Néron vit également sa popularité grandir en permettant aux Pompéiens de retourner plus tôt dans leur amphithéâtre.
Leurs jeux avaient été bannis pendant dix ans, une punition pour une échauffourée qui avait éclaté au sein d’une foule assistant à un concours de gladiateurs et qui avait vu des habitants de la ville s’en prendre violemment à des spectateurs venus de la cité voisine de Nuceria. Pour s’assurer la loyauté des Pompéiens, Néron le rouvrit au bout de cinq ans seulement.
UN CAS LOIN D'ÊTRE UNIQUE
La violence du règne de Néron, telle que dépeinte par les biographes antiques, s’intensifia dans la septième décennie de notre ère. Le conflit tenace entre le Sénat et l’empereur alimenta les conspirations, et Néron mit en place une surveillance renforcée. En 62, Ofonius Tigellinus, préfet de la garde prétorienne, prit la tête d’une équipe d’espions efficaces qui éradiquèrent les prétendus conspirateurs. Accusés d’avoir diffamé Néron, les plus dangereux rivaux de l’empereur connurent des fins prématurées : ce fut le cas de Rubellius Plautus, de Faustus Cornielius Sulla, de Caius Calpurnius Piso, de Sénèque et de bon nombre de leurs co-conspirateurs.
Mais la politique d’élimination des adversaires entreprise par Néron ne diffère pas tant que cela du comportement adopté par les dirigeants qui le précédèrent. Auguste, que l’on célébra comme un grand empereur, fut probablement plus agressif que Néron quand il lui fallut s’occuper d’opposants politiques : il ordonna par exemple que tous les héritiers de son rival Marc Antoine soient exécutés.
« Il faut une vie pour apprendre à mourir », écrivit le philosophe stoïcien Sénèque, dont la sagesse lui valut d’être nommé mentor du jeune Néron en l’an 54 de notre ère. Sénèque orienta d’abord Néron vers des politiques mesurées, mais finit par perdre l’influence qu’il avait sur lui. En l’an 65, Néron ordonna à Sénèque de se suicider en s’ouvrant les veines. Officiellement, Sénèque fut accusé d’avoir pris part à un complot, mais il est plus vraisemblable que Néron en ait eu après lui car il avait été témoin de ses basses œuvres.
Qu’un empereur soit considéré champion du peuple ou tyran sanguinaire, cela dépendait des rapports qu’il entretenait avec la classe sénatoriale de propriétaires terriens qui écrivaient les livres d’Histoire. Auguste protégea les privilèges de l’aristocratie, mais Néron, lui, les assiégea. Les réputations des deux empereurs furent également façonnées par leurs attitudes différentes à l’égard de la culture, des institutions et des coutumes profondément ancrées de Rome.
NÉRON L’INNOVATEUR
Tandis qu’Auguste avait maintenu une politique conservatrice vis-à-vis des traditions romaines, Néron essaya quant à lui de les remplacer par de nouveaux rituels inspirés par la culture hellénistique, plus civilisée selon lui. On pourrait voir dans les changements opérés par Néron une révolution culturelle. Il fit construire des gymnases, des arènes et des écoles impériales pour enseigner les nouvelles traditions. On y apprenait à de jeunes hommes de l’aristocratie à s’affronter dans des concours gymniques et musicaux qui furent incorporés aux festivités romaines.
L’aristocratie rejeta largement ce qui était pour elle un néroïsme culturel. Elle critiqua ses spectacles et ses séances de déclamation de poésie, et tourna en ridicule cet empereur à ses yeux narcissique et mégalomane, de plus en plus déconnecté du peuple qu’il gouvernait, cherchant la reconnaissance du public avec ses concerts de cithare et ses tours de chant.
La fin du règne de Néron fut marquée par sa tentative coûteuse de faire creuser un canal à Corinthe par 6 000 prisonniers. En l’an 66, la situation s’était déjà bien dégradée. Le mécontentement grandit au sein du peuple, de l’armée et de la classe sénatoriale à cause d’une mauvaise gestion de la distribution du blé et des finances publiques. Le long voyage entrepris par Néron jusqu’en Grèce cette année-là n’arrangea rien. Profitant du contexte, deux gouverneurs provinciaux se rebellèrent contre lui : Caius Julius Vindex de Gaule et Servius Sulpicius Galba, qui succèderait bientôt à Néron.
En l’an 68, Néron retourna à Rome à contrecœur, désormais particulièrement détaché de la réalité. Le 8 juin, alors que la rébellion de Servius Sulpicius Galba prenait de l’ampleur, la garde prétorienne abandonna enfin Néron. L’empereur s’enfuit à Rome avec ses fidèles affranchis, Phaon et Épaphrodite, ainsi qu’avec son amant, Sporus.
« Quel artiste meurt en moi. » Selon le récit que fait Suétone des derniers instants de l’empereur, ce furent les derniers mots de Néron. Ce tableau de 1888 peint par Vasily Smirnov, désormais exposé au Musée russe de Saint-Pétersbourg, montre Néron gisant au sol. Voyant que des soldats étaient arrivés pour l’emmener sur son lieu d’exécution, Néron se suicida avec l’aide de son assistant, Épaphrodite, qui le poignarda au cou. Épaphrodite observe la scène. À côté de lui se trouve Sporus, esclave et amant de Néron, un jeune homme que l’empereur traita comme son « impératrice » après la mort de Poppée.
Le 9 juin le Sénat condamna Néron à mort, car il était devenu un ennemi public de l’État. Son châtiment impliquait d’être battu à mort à coup de verges, mais Néron décida de se suicider. Manquant de courage pour mettre fin à ses propres jours, il demanda à Épaphrodite de guider ses mains en lui enfonçant une dague ans le cou.
Le suicide de Néron mit fin à la dynastie julio-claudienne. Étant donné sa réputation, on pourrait penser que sa mort s’avéra une bonne chose pour Rome. Mais le vide qu’il laissa au sommet de l’État inaugura la célèbre « année des quatre empereurs », une guerre civile sanglante qui eut lieu de juin 68 à décembre 69 et qui vit quatre prétendants au trône se disputer le pouvoir. Selon Tacite, ce fut « une période riche en catastrophes, effroyable par ses guerres, déchirée par des luttes civiles, et, même en périodes de paix, pleine d’horreurs ».
À la mort de Néron, en 68 de notre ère, sa tentaculaire Domus aurea fut débarrassée de ses œuvres et partiellement brûlée. L’empereur Vespasien draina son lac dédié aux loisirs nautiques pour entamer la construction du Colisée, qui fut achevé sous le règne de l’empereur Titus, en l’an 80.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.