Comment Venise est devenue le berceau de l’opéra

Au milieu du 17e siècle, l’opéra, qui était une distraction réservée aux membres de la famille royale, se transforma en divertissement pour les masses. Bientôt, productions extravagantes, effets spéciaux et prise de risques créatifs devinrent la norme.

De Veronica Maynés
Publication 5 juil. 2024, 14:13 CEST
From the ashes

Le théâtre La Fenice de Venise, inauguré en 1792, est l'un des grands temples de l'opéra. Incendié à plusieurs reprises au cours de son existence, il a été reconstruit et restauré pour la dernière fois en 2004.

PHOTOGRAPHIE DE AKG, Album

Le stéréotype moderne et répandu qui fait de l’opéra un art élitiste et indigeste contraste fortement avec ce que les publics de la Venise du 17e siècle en pensaient. Il s’agissait alors d’un divertissement populaire d’une nouveauté à couper le souffle. « C’est, au bout du compte, l’une des distractions les plus splendides que l’esprit de l’homme puisse inventer », écrivit le diariste John Evelyn après avoir assisté à son premier opéra à Venise en 1645.

L’opéra vit le jour à Venise, et John Evelyn en donna une description au moment précis où il se popularisait. Toutefois, cet art ne trouve pas ses origines dans les masses mais à la cour. Abréviation de l’expression italienne opera in musica (œuvre en musique), l’opéra fut inventé autour de 1600 par un groupe d’intellectuels, musiciens, poètes et humanistes florentins : la Camerata. Ils pensaient alors créer un art qui amalgamerait musique et poésie en un langage à part entière. À mi-chemin entre le chant et la parole, il était censé recréer la grandeur des drames grecs antiques.

Commanditées par des princes et des nobles locaux, ces premières productions étaient jouées dans des salles de banquet et des salles de bal où l’on n’était admis qu’à condition d’avoir été invité. Il n’y avait pas vraiment de différence entre la scène et le public ; les membres de ce dernier portaient des masques et se joignaient à la performance. Le spectacle était souvent exagéré pour impressionner les dignitaires en visite.

Dramatic spectacle

Giuseppe De Albertis, artiste du 18e siècle, a reproduit cette scène spectaculaire tirée d’un opéra italien.

PHOTOGRAPHIE DE Scala, Florence

 

RÉVOLUTION ARTISTIQUE

Au début du 17e siècle, l’Europe traversait une « crise historique fondamentale », ainsi que le formula le théoricien politique du 20e siècle Antonio Gramsci ; une crise qui vit s’opérer des transformations majeures dans toutes les institutions. Des entreprises nouvelles, lucratives et populaires, émergèrent et remplacèrent les formes féodales d’organisation économique, désormais obsolètes.

Cette atmosphère dynamique eut une influence directe sur l’invention de l’opéra lors du carnaval de Venise en 1637. Véritable tourbillon d’activité théâtrale, la ville était une destination touristique importante et était le berceau de troupes de comédiens itinérantes. Les compositeurs Benedetto Ferrari et Francesco Manelli arrivèrent en ville et louèrent le Teatro San Cassiano aux Tron, une famille aristocratique. Là, ils firent jouer pour la première fois Andromeda, premier opéra public ouvert à quiconque avait les moyens de s’offrir un billet. Les prix étaient suffisamment bas pour que tous les citoyens de Venise, à l’exception des plus défavorisés, puissent y assister.

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    Livret de 1642 du Couronnement de Poppée, opéra de Monteverdi.

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    PHOTOGRAPHIE DE Library of Congress, Music Division

    Selon Tim Carter, professeur distingué émérite de musique à l’Université de Caroline du Nord, qui s’exprimait sur la chaîne History, malgré l’agitation initiale causée par cette expérience nouvelle, « l’opéra a en fait plutôt connu une ascension lente qu’un succès instantané ». Dans sa précédente itération, l’opéra de cour consistait simplement à essayer de conter une histoire dans un parlé musical. Le contenu importait alors peu au public qui était davantage là pour être vu plutôt que pour voir le spectacle.

    Cependant, quand des compositeurs commencèrent à écrire pour le plus grand nombre, ils durent apprendre à satisfaire les masses en captivant le public, en l’attirant à l’intérieur de l’histoire alors que la musique prenait le dessus dans un « jeu de va-et-vient entre la scène et l’auditoire », selon Tim Carter.

    Durant les vingt années qui suivirent la représentation d’Andromeda, compositeurs et producteurs comprirent comment consolider l’attrait qu’exerçait l’opéra sur les masses à Venise. À la fin du 17e siècle, la ville comptait neuf opéras.

     

    DES PRODUCTIONS EXTRAVAGANTES

    Les intrigues des opéras ne sont pas les seuls paramètres à avoir été transformés pour captiver les publics. L’opéra s’est également rendu plus attrayant de par sa mise en scène (costumes audacieux, décors enchanteurs et effets spéciaux inventifs). L’un des ouvriers de cette transformation fut Giacomo Torelli, scénographe spécialiste de la machinerie scénique. Ingénieur naval arrivé à Venise en 1639, Giacomo Torelli était passionné par le théâtre. Ses célèbres « gloires » étaient des plateformes qui permettaient aux chanteurs de paraître suspendus dans les airs. À l’aide d’un treuil à roue et d’un système de contrepoids, il était capable de changer de décor rapidement entre les actes. Mais pour concrétiser ses visions grandioses, une plus grande « toile » allait être nécessaire. En 1641, il fit construire le Teatro Novissimo, premier bâtiment au monde destiné à accueillir spécifiquement la production d’opéras.

    Les décors de Giacomo Torelli firent sensation, c’est le moins que l’on puisse dire. Giulio del Colle, qui fit un récit contemporain des nouveautés techniques de l’opéra de son époque, décrivit ainsi Il Bellerofonte, joué pour la première fois au Novissimo en 1642 : « Des nuages émergèrent Athéna et Diane sur une machine sophistiquée ; les spectateurs, incapables de voir comment on la faisait fonctionner, […] étaient stupéfaits. »

    D’autres éléments furent cruciaux dans le succès retentissant de l’opéra à Venise. L’un d’eux fut l’immense talent des compositeurs qui écrivirent pour ce nouveau genre, notamment Claudio Monteverdi et son élève Francesco Cavalli, tous deux maîtres dans l’art d’arracher des émotions au public par la musique. Cavalli devint d’ailleurs l’un des compositeurs les plus prolifiques de la ville en montant plus de vingt opéras entre 1639 et 1669.

    Anna Renzi était chanteuse, actrice et star italienne de l’opéra à Venise au 17e siècle.

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    PHOTOGRAPHIE DE Alamy, ACI

    Les interprètes jouèrent eux aussi un rôle crucial dans l’essor de l’opéra. On adulait les chanteurs autant que les chanteuses, des castrats (ces chanteurs castrés pour préserver leurs aigus), comme Giuseppe Maria Donati, aux sopranos renommées telles qu’Anna Renzi.

    On dit que l’une des chanteuses de La Finta Pazza (La Folle supposée) de Francesco Sacrati, œuvre composée en 1641, chantait « si délicatement que l’âme de ceux qui l’écoutaient, comme traînée par le portail des oreilles, s’élevait au ciel ». 

     

    RISQUES CRÉATIFS

    Grâce à l’amour que lui portait Venise, l’opéra put se développer pendant des siècles entre ses murs, dans ses salles de concert. Les spectacles visuels et sonores de la ville, son carnaval par exemple, stimulèrent la créativité. Toutefois, l’opéra était une entreprise risquée. Il nécessitait des investissent préalables considérables. Les premières années, les ventes de places couvrirent d’ailleurs rarement les coûts de production.

    Mais dans les années 1660 déjà, l’économie de la consommation de l’opéra était établie. Le tarif de la place la moins chère équivalait à la paie journalière d’un ouvrier. Les meilleurs fauteuils, les boxes centraux, étaient généralement loués à de riches familles ou ambassadeurs. Des bougies illuminaient l’auditorium et des rafraîchissements étaient servis lors des représentations. Cris, acclamations et huées faisaient partie de l’expérience.

    Les membres du public avaient parfois du mal à suivre l’intrigue ou à s’identifier aux personnages, chose qui conduisit à l’introduction de scènes comiques. Celles-ci furent intégrées pour la première fois dans une forme italienne semi-improvisée, la commedia dell’arte (littéralement « la comédie des gens de l’art », des professionnels donc), et apportèrent un léger soulagement. Les personnages comiques, qui occupaient généralement une position sociale peu élevée, servaient à attirer un public plus large, plus susceptible de s’identifier à eux. Des arias et des duos comiques firent également leur apparition. Exemple notable, L’incoronazione di Poppea (Le Couronement de Popée), opéra de Claudio Monteverdi de 1642 dans lequel la protagoniste, la Demoiselle, partage un duo comique avec son page, Valletto.

    Grâce à ces innovations et à bien d’autres encore, Venise conserva son titre de capitale de l’opéra jusqu’au milieu du 18e siècle. Avec Naples, Venise abrita les principaux centres de formation musicale et les principaux chanteurs d’Europe. Bien que l’opéra devînt une forme d’art musical mondiale, Venise demeura un haut lieu des représentations opératiques. Une reconstruction historique fidèle du Teatro San Cassiano de Venise, où se tint en 1637 l’avant-gardiste représentation d’Andromeda, est en cours. Le projet prévoit l’installation d’une machinerie scénique de l’ère baroque pour reproduire le type de décors mobiles et d’effets spéciaux que purent admirer les premiers publics et ainsi honorer, en son berceau même, une forme d’art désormais prisée dans le monde entier. 

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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