Derrière l'assassinat de la philosophe Hypatie d’Alexandrie, un sombre complot politique
En 415, une foule de fanatiques chrétiens assassina Hypatie d’Alexandrie, mathématicienne et philosophe à la tête de l'école néoplatonicienne. Selon eux, elle était une hérétique et pratiquait la magie noire.
Détail de « L’École d’Athènes », chef-d’œuvre du peintre Raphaël peint entre 1509 et 1511 sur lequel figure un personnage dont beaucoup pensent qu’il s’agit d’Hypatie déguisée. Sa présence sur le tableau aurait suscité la controverse au sein de l’Église.
Non contente d’avoir été la plus grande philosophe de son Alexandrie natale à la fin du 4e et au début du 5e siècle de notre ère, Hypatie fut également l’une des plus éminentes penseuses de l’Antiquité tardive. À elles seules, ces deux prouesses appelaient une perpétuation de son nom à travers les âges, mais l’Histoire en décida autrement.
Si l’on se souvient d’Hypatie, c’est principalement pour l’assassinat terrible perpétré par une foule de chrétiens fanatiques dont elle fut la victime en 415. Des sources contemporaines racontent en détail sa mise à mort. Les auteurs chrétiens Socrate le Scolastique et Jean de Nikiou, ainsi que des auteurs païens tels que le philosophe néoplatonicien grec Damascios, offrent des descriptions concordantes de sa mort. On la tira hors de son char et on la conduisit de force au Césaréum, un sanctuaire transformé en église. Là, elle fut dépouillée de ses vêtements, écorchée et brutalement assassinée. Après avoir démembré son corps, la foule brûla ses restes.
Selon d’autres récits, la foule s’en serait pris à elle alors qu’elle donnait un cours puis, après l’avoir conduite à l’église, l’aurait traînée dans les rues. On dit aussi que Cyrille, patriarche (archevêque) d’Alexandrie, aurait édifié un complot en vue de son assassinat, puis ordonné la mise à exécution de celui-ci. Quelle que soit la version la plus exacte, on croit depuis longtemps déjà qu’elle fut assassinée par une foule de chrétiens fanatiques en raison de ses croyances philosophiques ; elle avait commis l’affront de ne pas soutenir le christianisme dans un monde ou chrétiens et païens avaient maille à partir. Mais l’histoire ne s’arrête pas là.
ALEXANDRIE L’ANTIQUE
Au temps de la naissance d’Hypatie, vers l’an 360 de notre ère, l’important centre culturel et intellectuel qu’était son Alexandrie natale déclinait. Fondée par Alexandre le Grand en 331 avant notre ère, cette grande cité abritait un célèbre phare, qui était l’une des Sept Merveilles du monde antique, et le Mouseîon, où se trouvait la non moins célèbre bibliothèque de la ville, qui aurait servi à la formation des meilleurs écrivains, médecins, scientifiques et philosophes du monde antique.
Après avoir été conquise et partiellement brûlée par Jules César en l’an 48 avant notre ère, Alexandrie entama un lent déclin. En l’an 364 de notre ère, l’Empire romain se scinda et Alexandrie demeura dans sa partie orientale, dont la capitale était Constantinople (actuelle Istanbul). Autour de cette époque, des conflits éclatèrent entre les différentes obédiences chrétiennes de la ville. Ainsi que le remarqua un auteur antique, aucun peuple n’aimait plus se battre que celui d’Alexandrie. En l’an 380, l’empereur Théodose Ier fit du christianisme la religion officielle de l’Empire romain, Alexandrie y compris, et ordonna que l’on punisse les mécréants. Les tensions entre chrétiens et non-chrétiens s’exacerbèrent.
JEUNESSE D’HYPATIE
Dans ce contexte de luttes religieuses et politiques, Hypatie reçut une excellente éducation sous l’égide de son père Théon, mathématicien et astronome réputé qui enseignait au Mouseîon. Il lui fit découvrir une vaste gamme de sujets intéressant les mathématiques, l’astronomie, la philosophie et la littérature. Assez tôt, Hypatie fit preuve de capacités intellectuelles exceptionnelles et d’une passion pour l’apprentissage. Elle produisit des commentaires détaillés sur les grandes œuvres des mathématiques et de l’astronomie qui avaient été produites à Alexandrie des siècles auparavant, au temps des Ptolémée (305 av. J.-C. à 30 ap. J.-C.).
Cependant, ce n’est pas le talent d’Hypatie pour les mathématiques et l’astronomie, ni même ses inventions, qui influencèrent le plus sa trajectoire, mais son adhésion à une certaine école de pensée : le néoplatonisme. Cette philosophie, qui réinterprète les idées de Platon, célèbre philosophe de la Grèce antique, émergea au 3e siècle de notre ère. Mélange de spiritualité et de science, elle applique les mathématiques et l’astronomie à la philosophie afin de comprendre l’Univers et la place que l’être humain y tient. Ces disciplines scientifiques étaient alors considérées comme autant de chemin vers l’Un, l’être suprême duquel toute chose émanerait. Bien que la philosophie d’Hypatie fût considérée comme hérétique, les chrétiens identifiaient l’Un à leur Dieu et, de ce fait, païens comme chrétiens étaient susceptibles d’adhérer à ce cadre philosophique.
Enseignante à l’École néoplatonicienne de philosophie, Hypatie attira lors de ses leçons un large public composé de païens autant que de chrétiens. Il ne semble pas qu’elle ait été une païenne fervente, ni qu’elle ait pratiqué la théurgie, rite mêlant magie et oracles en lequel de nombreux néoplatoniciens voyaient un autre chemin vers l’Un. Tandis qu’autour d’elle chrétiens et païens prenaient part à des affrontements qui déchiraient la ville d’Alexandrie, elle maintint, semble-t-il, une position neutre.
L’odéon de Kom el-Dikka, à Alexandrie, est l’un des endroits où des philosophes comme Hypatie sont susceptibles d’avoir enseigné.
Hypatie se tint probablement à distance des événements qui, en 391, culminèrent dans la destruction du temple antique du Sérapéum d’Alexandrie par des chrétiens. D’autres intellectuels païens prirent une part active dans la défense de ce grand temple dédié au dieu Sérapis et se vantèrent même d’avoir tué des chrétiens.
Ainsi l’on s’aperçoit que l’hypothèse traditionnelle suivant laquelle la mort violente d’Hypatie aurait été le fruit d’un conflit idéologique entre païens et chrétiens n’est pas exhaustive. Une autre approche a davantage de sens.
LES SUSPECTS
Une chose claire ressort en ce qui concerne l’assassinat d’Hypatie. L’acte fut ritualisé, une caractéristique que partagent la mort violente de deux patriarches alexandrins : le cruel évêque des ariens Georges de Cappadoce, qui fut tué en 361, et Protérius, qui fut tué en 457.
Bien que les circonstances entourant la mort de ces évêques diffèrent de celles de la mort d’Hypatie, les trois assassinats suivent des schémas similaires. Les cadavres des patriarches furent, à l’instar de celui d’Hypatie, exhibés par leurs assassins sur la Voie canopique, principale artère alexandrine. Les corps des victimes furent démembrés et des parties de leurs dépouilles furent transférés vers chacun des quartiers de la ville pour y être incinérés. Il est intéressant de remarquer qu’en 391, après l’attaque du Sérapéum, la statue du dieu gréco-égyptien Séparis fut elle aussi soumise à la même violence ritualisée.
La succession d’attaques qui culminèrent en 391 dans la destruction du Sérapéum, d’où ce buste provient, commença lorsque des chrétiens érigèrent une église sur un site abandonné. Selon Tyrannius Rufinus, théologien et moine, des ouvriers y mirent au jour les vestiges de grottes et d’objets rituels en lien avec le culte de Mithra. Les païens furent outrés par le traitement irrespectueux que ces derniers réservèrent aux artefacts, ce qui donna lieu à une confrontation lors de laquelle plusieurs personnes trouvèrent la mort. Les polythéistes trouvèrent refuge au Sérapéum et, pour prévenir toute escalade de la violence, les autorités firent preuve de clémence envers les deux camps. Mais les chrétiens lancèrent un assaut sur le temple lors duquel ils décapitèrent, détruisirent et brûlèrent la statue.
Vue ainsi, la mort d’Hypatie pourrait être interprétée comme un assassinat plutôt que comme un acte spontané perpétré par une foule assoiffée de sang. Il est possible que la philosophe ait servi de pion dans une manœuvre politique entreprise alors. D’ailleurs, un affrontement tout à fait caractéristique semble correspondre à cela. En effet, Hypatie s’était trouvée impliquée dans une confrontation entre deux hommes, tous deux chrétiens : Cyrille, le patriarche d’Alexandrie, et Oreste, gouverneur romain d’Alexandrie.
LES MOBILES DU CRIME
À cette époque, Cyrille exerçait son pouvoir politique de manière implacable afin d’éradiquer l’influence païenne à Alexandrie. Il n’hésitait pas à recourir à la violence pour parvenir à ses fins. Il prit également part à l’expulsion des Juifs d’Alexandrie à la suite des attaques que ces derniers perpétrèrent contre des chrétiens.
Là intervient le préfet romain Oreste qui, dans le cadre des tentatives de l’administration impériale de préserver la stabilité d’Alexandrie, dut compter sur le soutien de l’aristocratie municipale, qui vénérait en majorité des dieux païens. Ce dernier dut également éviter de susciter une réaction d’opposition de la part des Juifs tout en engrangeant le soutien des chrétiens qui s’opposaient à Cyrille et à ses méthodes violentes. Oreste, à l’inverse de Cyrille, dut en appeler à un groupe divers de personnes.
Oreste se tourna naturellement vers son amie Hypatie. Celle-ci faisait figure d’intermédiaire idoine de par son statut de philosophe et parce qu’elle s’était gardée de défendre activement le polythéisme. Elle était bien vue de ceux qui, au sein de l’élite alexandrine, n’étaient ni des agitateurs œuvrant au profit d’un camp ou de l’autre, ni des partisans de la violence. Un autre aspect distinguait Hypatie : au fil des années, elle avait cultivé un réseau. Parmi ses fréquentations figuraient d’anciens étudiants officiant dans de puissants cercles chrétiens, à la fois à Constantinople (siège de l’Empire romain) et à Alexandrie. Cyrille vit ainsi en Hypatie une menace potentielle à sa mainmise sur les chrétiens de la ville.
Illustration du début du 20e siècle donnant à voir une foule de chrétiens anéantir les derniers vestiges de la bibliothèque d’Alexandrie en 391.
LE COMPLOT
Pour neutraliser Hypatie, il semble que Cyrille ait organisé une campagne de diffamation l’accusant de pratiquer la magie noire et la décrivant comme une dangereuse sorcière se servant de sorts pour attirer le public à ses leçons. On prétendit qu’elle avait ensorcelé Oreste pour qu’il n’aille pas à la messe et accueille des non-chrétiens chez lui. Socrate le Scolastique remarque ceci : « Parce qu’elle s’entretenait fréquemment avec Oreste, la populace chrétienne la calomnia en soutenant que son influence empêchait ce dernier de se réconcilier avec Cyrille ». Tous ces clichés, qui furent répétés à travers les époques pour discréditer les femmes qui occupent des places autres que celles, traditionnelles, de femme et de mère, visaient à présenter Hypatie comme une dangereuse ennemie publique.
Cyrille ne pouvait commettre lui-même l’assassinat, et il n’avait d’ailleurs pas besoin de le faire. Il pouvait à la place compter sur ses parabalanis. À l’origine, ce groupe de chrétiens laïques menait des œuvres caritatives et prenait soin des personnes les plus nécessiteuses de la ville. Mais lorsque Cyrille arriva au pouvoir, les parabalanis étaient devenus une sorte de milice armée au service du patriarche. Bien qu’il n’existe pas de preuve que Cyrille ait ordonné l’assassinat d’Hypatie, tout indique qu’il avait beaucoup à gagner à la voir disparaître et que les parabalanis s’en chargèrent pour lui.
Son assassinat mit fin à la menace qu’elle représentait pour Cyrille de par son soutien à la politique de tolérance d’Oreste. Sa mort fut le point de rupture entre l’autorité religieuse incarnée par le patriarche Cyrille et l’autorité civile incarnée par le préfet Oreste. Ce fut ce premier qui triompha.
Sur cette gravure du 19e siècle, l’assassinat d’Hypatie est représenté de manière fidèle à la description qu’en donne Socrate le Scolastique.
Toutefois, la mort d’Hypatie ne fut pas une défaite pour les païens. Chrétiens et païens continuèrent à coexister à Alexandrie durant plus d’un siècle. Le néoplatonisme prospéra jusqu’à la conquête arabe de l’Égypte au 7e siècle et compta parmi ses adhérents des chrétiens aussi bien que des païens. Au 6e siècle, le directeur de l’école était un païen, Ammonios, tandis que son adjoint et éditeur de ses œuvres était un chrétien, Jean Philopon. Après l’assassinat d’Hypatie, on n’entendit plus parler d’Oreste. Bien que les chefs chrétiens n’aient pas éradiqué la philosophie païenne de la ville, ils réprimèrent sévèrement les autorités séculières.
UNE LUMIÈRE INEXTINGUIBLE
L’histoire d’Hypatie perdura. Son caractère et son intellect furent même reconnus par des auteurs chrétiens hostiles. Au 18e siècle, Voltaire la prit en exemple pour condamner une Église excessivement zélée. L’homme d’Église anglais Charles Kingsley composa un roman qui porte son nom. Elle est aussi la protagoniste du péplum espagnol Agora, sorti en 2009, dont l’intrigue fictionnelle la voit sauver la bibliothèque d’Alexandrie des fanatiques chrétiens. Son endurance au sein de cette société patriarcale en fait une héroïne féministe de nos jours encore, et elle mérite bien plus de reconnaissance dans l’Histoire que la sensation que fit son horrible assassinat.
Quand Raphaël montra une ébauche de sa fresque intitulée « L’École d’Athènes » aux pères de l’Église au Vatican au 16e siècle, un évêque lui aurait demandé d’effacer Hypatie, qui se trouvait au premier plan au centre. « Sa présence va à l’encontre de la croyance des fidèles », aurait-il dit. Raphaël obtempéra, mais dans un acte de ruse inébranlable, il la déplaça discrètement vers la gauche, travestissant son visage pour lui donner les traits du neveu du pape. Et pourtant, elle est bel et bien là, seul personnage parmi les cinquante éminents esprits représentés à regarder le spectateur droit dans les yeux, comme si elle le suppliait de ne pas oublier qu’elle aussi appartient à ce vénérable cénacle d’érudits. Mais est-ce bien elle ? Raphaël n’avoua jamais. D’autres affirment qu’il s’agit en fait de Margarita Luti, la maîtresse de Raphaël ; de François-Marie della Rovere, duc d’Urbino ; voire même de Raphaël lui-même.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.