François-Joseph Ier : dans l’ombre de Sissi
La discipline dont fit preuve François-Joseph Ier dans les affaires de l’État en tant que souverain d’Autriche-Hongrie n’empêcha pas ses enfants rebelles et la radieuse Sissi, son épouse, d’échapper à son contrôle.
Le 30 novembre 1916, alors que la Première Guerre mondiale faisait encore rage, le peuple de Vienne investit les rues pour rendre un dernier hommage à François-Joseph Ier, qui avait été leur empereur soixante-huit ans durant. Avec son décès prit fin un long chapitre de l’histoire autrichienne dont on se souvient aujourd’hui pour ses valses, ses compositeurs et son art glorieux. Vienne avait été la capitale d’un empire qui avait présidé à la destinée de la moitié de l’Europe, d’un empire dont les jours étaient désormais comptés.
Si les qualités de dirigeant assidu de François-Joseph apportèrent une grande stabilité à son empire, sa vie personnelle s’avéra quant à elle bien plus tumultueuse tout au long de sa vaste existence. Adoré par son peuple, l’empereur n’en eut pas moins du mal à nouer des liens avec sa famille et à maîtriser ceux-ci.
HÉRITIER DE L’EMPIRE
Le 18 août 1830 fut un jour de grande fête en Autriche. L’archiduc François-Charles et sa femme, Sophie de Bavière, venaient de donner à la maison de Habsbourg, qui attendait de longue date la naissance d’un héritier masculin, un successeur en la personne du jeune François-Joseph.
Dès le début, François-Joseph fut couvert d’amour par sa mère, qui demeura une présence déterminante et constante durant sa vie. L’archiduchesse archiva méticuleusement chaque étape du développement du bébé. Obsédée par sa préparation à l’accession au trône, Sophie, aidée du chancelier d’État et prince Klemens von Metternich, conçut l’éducation de François-Joseph et échafauda un rigoureux régime scolaire composé d’études en salle de classe aussi bien que d’éducation physique, le tout imprégné d’une forte discipline militaire.
Quand François-Joseph devint empereur à l’âge de 18 ans, l’influence de Sophie sur son fils ne s’affaiblit pas. Sa jeunesse et son inexpérience le rendaient d’autant plus dépendant de cette mère à la volonté de fer. De nombreux historiens croient que lors des premières années du règne de François-Joseph, Sophie tint le rôle d’impératrice secrète et qu’elle dicta son programme politique en coulisses.
Sophie de Bavière pose avec un François-Joseph aux joues roses âgé de 2 ans pour ce portrait de 1832.
PLANS DE MARIAGE
De manière peu surprenante, Sophie joua un rôle crucial dans le choix de l’épouse de François-Joseph. Pour des raisons politiques, elle souhaitait renforcer les liens entre l’Autriche et l’Allemagne et n’alla pas chercher plus loin que dans sa propre famille pour trouver une potentielle épouse. Sa sœur, Ludovica de Bavière, avait deux filles qui correspondaient à ses critères.
Hélène, cousine de François-Joseph, était le parti tout désigné de l’empereur de 23 ans. Mais il tomba sous le charme de sa cadette, Élisabeth, qu’on surnommait Sissi. Cette dernière n’avait que 15 ans, mais elle le captiva dès leur première rencontre. Ils se marièrent en 1854.
François-Joseph ignorait alors que son épouse allait lui faire de l’ombre pour toujours. Il voua à Sissi un amour éperdu mais ne la comprit jamais vraiment. François-Joseph était, dans l’ensemble, conservateur et méthodique, autoritaire en politique mais passif dans la sphère privée. Sissi de Wittelsbach était son opposé polaire ; libérale, intellectuelle et raffinée. Mais en dépit de leurs différences, ils finirent par nouer des liens solides et durables.
SISSI IMPÉRATRICE
Les premières années de leur mariage furent difficiles, car l’étiquette suffocante de la cour viennoise tourmentait Sissi. Dans le même temps, François-Joseph demeurait sous l’influence de sa mère. Sophie, qui avait la réputation d’être « le seul homme » de la cour, s’efforça d’« éduquer » sa jeune bru afin qu’elle devienne à ses yeux une impératrice digne de ce nom.
François-Joseph se trouva pris au milieu d’un conflit entre les deux femmes de sa vie. La présence dominatrice de Sophie mit le mariage à rude épreuve. Sissi, tourmentée et déprimée par la situation, passa de longues périodes loin de la cour afin d’échapper à sa belle-mère. Ces absences se traduisirent naturellement par un éloignement par rapport à François-Joseph également. Il y eut des rumeurs d’infidélité de la part de l’empereur. Mais malgré ces tourments, François-Joseph semblait aimer profondément son épouse, et tolérer ses caprices souvent extravagants et accepter ses longues escapades loin de Vienne.
L’empereur suivait un emploi du temps éreintant qui trouvait peut-être ses racines dans les enseignements et l’indéfectible foi catholique de sa mère. Il assistait quotidiennement à la messe, que ce soit à Vienne ou lors de ses campagnes. En dehors des déjeuners et dîners en famille, ces services étaient les seules pauses qu’il s’accordait lors de ses journées de travail. Enfermé dans ses appartements officiels, François-Joseph rencontrait ses ministres le matin et entretenait des correspondances ou passait en revue des documents l’après-midi. Sa dévotion envers sa tâche était telle que même durant sa lune de miel, il laissa Sissi seule au château de Schönbrunn pour retourner dans ses appartements s’occuper des affaires de l’État.
Pourtant, il n’était pas bureaucrate par nature et se sentait davantage chez lui dans un environnement militaire. Depuis l’enfance, il se voyait comme un soldat, et les structures militaires dont il était si familier lui donnèrent un tempérament réfléchi et discipliné, voire même stoïque. Son strict sens du devoir était déjà manifeste lorsque le jour de son quinzième anniversaire il écrivit ceci dans son journal : « Il ne reste que peu de temps pour achever mon éducation, je dois donc travailler dur pour m’améliorer. »
PROBLÈMES D’ÉDUCATION
Malgré la distance physique qui caractérisa pour bonne part leur mariage, François-Joseph et Sissi eurent quatre enfants : Sophie (qui mourut à l’âge de 2 ans), Gisèle, Rodolphe et Marie-Valérie. Sissi eut d’abord l’impression qu’on lui imposait la maternité ; avant l’âge de 21 ans elle avait donné naissance à trois enfants. L’éducation des enfants royaux ne fit qu’accroître la tension entre la mère de François-Joseph et son épouse. Sophie croyait sa bru incapable de s’occuper des petits et prit en charge leur éducation ainsi que leur garde. Sissi se retira de plus en plus de la vie de la cour pour se soustraire aux attentes de Sophie qui tâchait également de l’éloigner de sa famille.
L’empereur eut une relation proche et aimante avec ses filles. La plus jeune, Marie-Valérie, laissa un journal, une source inestimable d’aperçus de leur vie de famille. Dans celui-ci, elle dépeint François-Joseph comme un père, et plus tard comme un grand-père, affectueux. Les seuls conflits qui valent peut-être d’être remarqués surgirent lorsqu’il fallut marier les filles royales.
L’archiduchesse Gisèle n’avait que 15 ans lorsqu’elle chercha à épouser Léopold de Bavière. Marie-Valérie rejeta le choix de son père, qui s’était porté sur le duc de Bragance, héritier de la Saxe, pour lui préférer l’archiduc François-Salvator de Habsbourg-Toscane. Malgré l’opposition initiale de François-Joseph aux choix de ses filles, Sissi intercéda en leur faveur. L’influence de l’impératrice finit par l’emporter, et François-Joseph céda dans un cas comme dans l’autre.
La relation entre père et fils fut bien plus compliquée. L’empereur avait l’intention de donner à Rodolphe l’éducation qu’il avait lui-même reçue, avec une emphase sur la discipline militaire, l’obéissance et la vertu catholique. Sissi, qui s’était éloignée de la cour durant les jeunes années du garçon, revint et fut horrifiée par l’éducation sévère qu’infligeait son époux à leur fils. L’empereur trouvait que Rodolphe était trop sensible et qu’il avait besoin de s’endurcir. Sissi intervint et alla jusqu’à menacer son mari de le quitter s’il n’amendait pas ses méthodes. L’empereur, toujours follement épris de sa femme, céda là aussi malgré le scandale causé.
LE DRAME DE MAYERLING
Toutefois, l’attitude de François-Joseph envers Rodolphe ne se radoucit pas au fil des années. Il continua de croire que son héritier était dépourvu des qualités essentielles à un empereur. Aux yeux de son père, Rodolphe n’avait aucun intérêt pour la chose militaire, observait la foi catholique en dilettante et entretenait des aventures amoureuses sans discrétion aucune. Rodolphe n’en chercha pas moins l’approbation de son père, en vain ; il reprochait à ce dernier d’ignorer ses suggestions et ses idées.
La relation du père et du fils connut une fin tragique lorsque François-Joseph força Rodolphe à épouser la princesse Stéphanie de Belgique en 1881. Leur union était politiquement avantageuse mais s’avéra une association désastreuse. Rodolphe eut d’innombrables liaisons extraconjugales, au grand désarroi de son épouse et de son père.
Le 30 janvier 1889, au lendemain d’une dispute amère entre père et fils, Rodolphe et sa maîtresse Marie Vetsera furent découverts morts dans un pavillon de chasse à Mayerling, victimes de ce qui semble être un meurtre suivi d’un suicide. Confronté au scandale, François-Joseph tenta de couvrir les vraies circonstances entourant leur mort mais fut contraint de reconnaître publiquement que le prince héritier avait mis fin à ses jours.
TEMPS TOURMENTÉS
La mort tragique du prince ne marqua pas la fin des traumatismes personnels de François-Joseph pour autant. En 1898, il perdit sa femme bien aimée. La relation entre les deux époux avait connu son lot de tensions, mais ce décès n’en dévasta pas moins l’empereur. Un anarchiste italien du nom de Luigi Lucheni poignarda et tua Sissi à Genève. D’après le journal de Marie-Valérie, François-Joseph se mura dans un silence glacial après la mort de l’impératrice.
Après la mort de son héritier, la ligne de succession était passée du côté de la famille de son frère. Le gouvernement impérial continua de promouvoir l’image publique d’un François-Joseph bonhomme, d’un grand-père autrichien amoureux de son pays, image qui trouva un écho puissant auprès de ses sujets. Des photographies de l’empereur chassant ou randonnant paraissaient dans les journaux en période de crise nationale.
En 1914, la tragédie frappa de nouveau la famille quand le neveu et successeur de François-Joseph, François-Ferdinand, fut assassiné à Sarajevo. Cet acte poussa François-Joseph à déclarer la guerre à la Serbie, premier événement d’une série qui mena au cataclysme que fut la Première Guerre mondiale. François-Joseph s’engagea dans la guerre alors même qu’il pressentait que cela pourrait signer la fin de son empire. Le 21 novembre 1916, il se réveilla pris d’une fièvre, mais insista néanmoins pour assister à la messe et traiter les affaires de l’État. Cet après-midi-là, il mourut. La mort lui évita d’avoir à être le témoin de la fin d’un empire auquel il avait consacré sa vie.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.