Sœurs ennemies : Athènes et Sparte étaient-elles si rivales qu’on le dit ?
De nombreux Athéniens admiraient le gouvernement, les vêtements et l’austérité de leurs supposés rivaux, les Spartiates (ou Lacédémoniens). Victimes de « laconophilie », certains commencèrent à imiter leurs adversaires et même à s’habiller comme eux.
Ce vase lacédémonien du sixième siècle avant notre ère montre deux soldats spartiates équipés de la panoplie de l’hoplite. Les deux portent la chevelure longue caractéristique des Spartiates (les citoyens à part entière de Sparte).
Un événement paradoxal se produisit au paroxysme des hostilités entre Athènes et Sparte, qui culminèrent dans la dévastatrice guerre du Péloponnèse (431-401 av. J.-C.). Certains Athéniens commencèrent à idolâtrer plutôt qu’à haïr leurs ennemis mortels. On se mit à cultiver un style spartiate, à porter les cheveux longs et à s’habiller sobrement. On adopta un mode de vie plus spartiate et l’on se mit à suivre des régimes alimentaires spartiates, à éviter la consommation d’aliments exotiques et de vin. Les Athéniens fortunés semblaient se piquer de tout ce qui pouvait avoir trait à Sparte ; un phénomène que l’on nomma laconophilie (la Laconie est la région historique du sud-est du Péloponnèse de laquelle Sparte était la capitale).
Cette figurine en bronze à l’effigie d’un guerrier spartiate vient du sanctuaire d’Apollon Korythos à Messène, dans le sud du Péloponnèse. Elle fut fabriquée entre 550 et 525 av. J.-C., soit quelques décennies avant la participation cruciale de Sparte dans les guerres médiques. La figurine tenait autrefois une lance dans la main droite.
La réputation des Spartiates se bâtit lors des guerres médiques (490-479 av. J.-C.) lorsqu’ils prirent la tête des forces grecques pour mener la résistance contre l’envahisseur perse. Le sacrifice mortel du roi spartiate Léonidas et de ses 300 soldats d’élite lors de la bataille des Thermopyles, en 480 avant notre ère, fut décrite avec précision et grandeur dans les Histoires d’Hérodote. Le récit de trois jours où les Spartiates se battirent bec et ongles pour tenter, vainement, de retenir les Perses ferait de ces premiers des symboles éternels de la lutte grecque pour la liberté.
Simonide de Céos, poète contemporain, fit le panégyrique des Spartiates morts aux Thermopyles : « Passant, dis à Sparte que ses fils ici demeurent, obéissants à ses lois jusqu’à la dernière heure ». Au quatrième siècle avant notre ère, l’historien Éphore de Cumes alla plus loin encore et présenta la défaite sanglante des Spartiates comme un acte triomphal. Les œuvres d’Éphore ne nous sont pas parvenues, mais Diodore de Sicile, historien du premier siècle avant notre ère, cite ce dernier et écrit que Léonidas et ses Spartiates « ont mieux mérité de la liberté commune des Grecs que ceux qui, plus tard, remportèrent la victoire sur Xerxès ; l’action de ces Spartiates étonna les Barbares et excita l’émulation parmi les Grecs. ». Au quatrième siècle avant notre ère, de nombreux orateurs athéniens défendirent également l’idée que la débâcle des Thermopyles n’était pas vraiment une défaite, car les Spartiates ne s’étaient jamais rendus.
UNE SOCIÉTÉ GUERRIÈRE
En plus d’être renommée pour sa mentalité guerrière, Sparte (ou Lacédémone) était unique pour ce qui était de son organisation sociale et politique. En son cœur se trouvait une classe minoritaire de citoyens-guerriers affranchis des affres du travail quotidien grâce à des esclaves d’État, les hilotes, qui constituaient la majorité de la population de Sparte. Ce modèle social séduisit de riches Athéniens qui critiquaient les structures démocratiques de leur cité et rêvaient d’instaurer un système oligarchique semblable à celui de Sparte.
La conduite des forces de Sparte, et en particulier de leur chef, le roi Léonidas, lors de la bataille des Thermopyles fit des Spartiates des symboles de courage et de discipline. Cette illustration moderne, montre un moment clé de leur spectaculaire baroud d’honneur : Léonidas, à gauche, conscient que les Perses sont sur le point de le déborder, congédie ses alliés. Restant à son poste avec quelques centaines de soldats fidèles seulement, il résiste à la charge perse jusqu’à ce que ses hommes périssent.
L’historien athénien Xénophon loua Lycurgue, personnage mythique auquel on attribue la constitution de Sparte, car celui-ci avait interdit aux citoyens spartiates de prendre part à des activités artisanales et commerciales. Cela signifiait qu’ils pouvaient se consacrer à des activités considérées comme dignes, celles qui rendaient la ville plus libre : affaires civiques, en particulier politique et guerre, mais aussi chasse et sport. Selon Xénophon, Lycurgue « contraignit tous les hommes de Sparte à l’exercice public de la vertu ».
Dans une veine similaire, divers philosophes et orateurs antiques présentèrent Sparte comme un modèle d’harmonie et de stabilité, qu’ils contrastèrent avec les soulèvements constants que connaissaient d’autres cités grecques. Dans la première moitié du quatrième siècle avant notre ère, Platon s’inspira de Sparte pour deux de ses cités utopiques : la Callipolis, dans La République, et la Magnésie, dans Les Lois. Platon voyait en Sparte l’incarnation de la constitution mixte, un mélange de monarchie, d’aristocratie et de démocratie qui empêchait l’État de dégénérer en tyrannie (le pouvoir despotique d’une seule personne), en oligarchie (le pouvoir d’une élite) ou en ochlocratie (le pouvoir de la foule).
Sparte chercha à atteindre un mélange idéal entre autorité et liberté en divisant le pouvoir en plusieurs juridictions. En plus de deux rois et d’un conseil d’anciens composé des familles les plus respectées, il y avait une assemblée de citoyens et d’éphores (des magistrats expérimentés) qui représentaient le peuple et bridaient les deux autres pouvoirs. Cette constitution (politeia) équilibrée assura une stabilité durable au régime. En 388 avant notre ère, l’orateur Lysias affirma dans son discours olympique que les Spartiates avaient toujours été immunisés contre les conflits internes.
Deux siècles plus tard, l’historien Polybe reconnut que les Lacédémoniens étaient supérieurs « dans la conduite de leurs affaires internes et dans leur esprit d’union » et que « Lycurgue, en se débarrassant de la soif de richesse s’était également débarrassé de toute discorde et de toute querelle civile ».
L’AUSTÈRE VIE SPARTIATE
Un autre aspect admiré de la société spartiate était l’égalité financière dont jouissaient ses citoyens (groupe dont les hilotes étaient exclus). À la fin du cinquième siècle avant notre ère, l’historien athénien Thucydide expliqua qu’en Lacédémonie, « en règle générale, les riches ne diffèrent que peu du reste de la population ». Il souligna également que la grandeur de Sparte résidait dans ses citoyens et dans leurs vertus. Mais contrairement aux Athéniens, ils ne laisseraient aucun grand héritage littéraire ou architectural :
Car si la ville de Lacédémone était dévastée […] la postérité, comparant ces vestiges avec la gloire de cette république, ajouterait peu de foi à sa puissance. […] Mais la ville n’est pas composée de bâtiments contigus, comme on n’y recherche la magnificence ni dans les temples ni dans les autres édifices, et que la population y est distribuée par bourgades, suivant l’ancien usage de la Grèce, elle paraît bien au-dessous de ce qu’elle est.
Bien que l’on nomme parfois « Léonidas » ce buste en marbre de Paros, il s’agit plus probablement d’un héros qui ornait le fronton d’un temple. Il aurait été fabriqué autour de l’an 480 av. J.-C., année où les Spartiates résistèrent héroïquement face aux Perses aux Thermopyles. Cette statue fut découverte dans le sanctuaire d’Athéna Chalkioikos à Sparte, temple à l’importance particulière pour les soldats spartiates.
Les Spartiates étaient connus pour être un peuple de peu de mots (d’ailleurs, le mot « laconique » vient du latin laconicus, c’est-à-dire « de Laconie », région dont la capitale était Sparte). Leur laconisme était vu comme une autre manifestation de leur austérité. Bien que pouvant paraître brusque, elle recélait parfois un certain esprit, une certaine ironie et une certaine sagesse ancestrale. « Bien piètre cordonnier celui qui enfile un grand soulier à un petit pied », avertit le roi spartiate Agésilas II s’avisant des louanges que recevait un orateur pour sa capacité à traiter de sujets insignifiants.
Dans son traité intitulé De la loquacité, Plutarque dit ceci du style laconique : « De même que les Celtibères font de l’acier à partir du fer en l’enfouissant sous terre puis en nettoyant l’abondante accumulation terreuse qui le recouvre, ainsi la parole des Spartiates est sans impuretés, mais disciplinée par l’élimination de toute superfluité, elle est faite pour être efficace. »
Platon associait quant à lui le laconisme à une forme archaïque de connaissance qui précédait l’influence nocive des sophismes et de leurs enchevêtrements rhétoriques. Platon comparait le mode d’expression spartiate aux maximes delphiques (« Ne fais aucun excès » ; « Connais-toi toi-même »), écrites par les légendaires Sept sages de Grèce, parmi lesquels figurait un Lacédémonien du nom de Chilon.
À l’opposé de ces auteurs qui admiraient tout ce qui pouvait avoir trait à Sparte, de nombreux Grecs, et en particulier des Athéniens, rejetaient les coutumes et valeurs de cette cité. Le mépris affiché des Lacédémoniens pour les discussions philosophiques était vu comme un signe de leur stérilité culturelle.
Un texte sophiste écrit à Athènes à la fin du cinquième siècle avant notre ère fait observer de façon désobligeante que les Spartiates ne voient aucun intérêt à enseigner la lecture et la musique à leurs enfants. Aristote écrivit que durant leurs années de formation, les jeunes Spartiates devaient pratiquer des exercices physiques abrutissants dont le but était de promouvoir le courage et la bravoure.
La stoa des Perses, financée grâce au trésor de guerre amassé lors de la bataille de Platées, était l’un des seuls monuments de Sparte, qui était autrement très sobre. En s’appuyant sur les descriptions qu’en donnent les auteurs classiques Vitruve et Pausanias, l’artiste Joseph Michel Gandy peignit cette reconstitution au début du 19e siècle.
PARODIER LES SPARTIATES
Le théâtre comique athénien de la fin du cinquième siècle avant notre ère avait pour habitude de moquer les Spartiates et leurs admirateurs. Dans Lysistrata, pièce d’Aristophane, le chœur (qui représente Athènes) persifle le roi spartiate Cléomène Ier qui, en 507 avant notre ère, essaya d’imposer un gouvernement oligarchique à Athènes. Ses membres racontent comment ce dernier quitta l’acropole athénienne, défait :
Bien qu’il eût l’arrogance des Lacédémoniens, il dut capituler après m’avoir livré ses armes. Il ne lui restait plus qu’un morceau de manteau usé, il était sale, immonde, hirsute, il ne s’était pas lavé depuis six ans.
Dans Les Oiseaux, Aristophane dépeint les Athéniens aisés qui se laissent aller à la « laconomanie » sous les traits de personnages affamés et sales. Le terme « laconomanie » lui-même fut inventé par Aristophane.
Les tragédies d’Euripide témoignent d’une antipathie similaire à l’égard de la cité-État rivale. La seule supériorité reconnue est la bravoure militaire des Spartiates : « Si la gloire des armes et la valeur dans les combats manquaient aux Spartiates, dans le reste ils n’auraient aucune supériorité », raille Pélée dans Andromaque. Ensuite, le personnage d’Andromaque accuse les Spartiates d’avarice et de duplicité : « Ô de tous les mortels les plus odieux au genre humain, habitants de Sparte, conciliabule de perfides, rois du mensonge, artisans de fraudes, pleins de pensées tortueuses, perverses et fallacieuses, votre prospérité dans la Grèce blesse la justice. Quel crime est inconnu parmi vous ? Où voit-on plus de meurtres ? N’êtes-vous pas avides de gains honteux ? Ne vous surprend-on pas toujours à dire une chose, et à en penser une autre ? Malheur à vous ! »
Les femmes spartiates en prennent également pour leur grade dans cette pièce : « Quand elle le voudrait, comment une jeune Lacédémonienne pourrait-elle se conserver chaste, accoutumée qu’elle est à quitter la maison maternelle, pour se mêler aux exercices de la course et de la lutte avec les jeunes gens, les cuisses nues, et sans autre vêtement qu’une tunique courte et flottante ? », sermonne de nouveau Pélée. Cette tirade fait référence au fait que les femmes spartiates avaient pour habitude de faire de l’exercice nues, une pratique cantonée à Sparte que d’autres Grecs trouvaient scandaleuse. La situation des femmes de Sparte était probablement unique dans la société grecque à cette époque. Elles avaient le droit de posséder des biens, de recevoir une instruction élémentaire, de quitter la maison et d’avoir, dans une certaine mesure, leur mot à dire concernant la façon dont les choses étaient gérées. Des auteurs grecs et romains, systématiquement masculins, ne purent s’empêcher de leur associer une image de promiscuité. À partir du quatrième siècle avant notre ère, le déclin progressif du nombre d’individus de sexe masculin à Sparte eut pour effet de placer de plus en plus de possessions terriennes dans les mains des femmes ; deux cinquièmes selon Aristote, qui affirma avec dédain que Sparte était soumise à une gynécocratie.
L’ÉTALON OR
Les sentiments partagés à l’égard de Sparte ne s’estompèrent pas, même après sa défaite lors de la bataille de Leuctres en 371 av. J.-C. De nombreux Romains virent dans les récits sur Sparte un reflet de leur propre société ; ordre politique, coutumes fixes, etc. Sparte devint également une référence éthique, un « modèle de vertu », comme il est dit dans les Lettres à Lucilius (65 ap. J.-C.), œuvre du philosophe stoïcien Sénèque. En traitant de la moralité du suicide, Sénèque met en avant l’histoire d’un adolescent spartiate qui fut fait prisonnier et réduit en esclavage. Lorsqu’on lui ordonna d’effectuer une tâche dégradante, plutôt que d’obtempérer et de vivre en esclave, le garçon se fracassa la tête contre un mur.
Dans sa défense du préteur romain Flaccus, en 59 avant notre ère, l’orateur et avocat romain Cicéron invoqua lui aussi les valeurs spartiates et les érigea en modèle pour les Romains. Faisant allusion aux ambassadeurs de Sparte qui venaient d’arriver à Rome, Cicéron eut ce mot : « Voici les députés de Lacédémone, de ce peuple connu et fameux par ses exploits, où les citoyens apportent en naissant une bravoure que les l’éducation fortifie ; de ce peuple qui, seul dans l’univers, depuis plus de sept cents ans, conserve fidèlement ses lois et ses mœurs. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.