Jane Austen, la romancière du mariage qui préféra le célibat

L’autrice, qui ne s’est jamais mariée, s’est servie de son sens de l’observation pour remplir ses romans de détails croustillants sur la manière dont la bourgeoisie faisait la cour et se mariait dans l’Angleterre du 19e siècle.

De Miguel Ángel Jordán
Publication 9 août 2024, 11:19 CEST

Cette gravure est une version idéalisée du seul portrait existant de Jane Austen.

PHOTOGRAPHIE DE White Images, Scala, Florence

« Nous avons une autre fille, une partenaire de jeu pour sa sœur Cassy et une future camarade. Nous allons l’appeler Jenny, mais j’ai l’impression qu’elle sera comme Henry, comme Cassy ressemble à Neddy ». C’est en ces mots que le révérend George Austen annonça la naissance de sa fille Jane, la septième d’une fratrie de huit enfants (six garçons et deux filles) qu’il eut avec sa femme, Cassandra Leigh. Personne ne se doutait que la petite fille, née en 1775 à Steventon, petit village situé en Angleterre, deviendrait l’une des autrices les plus célèbres de tous les temps. Morte à l’âge de quarante-et-un ans, Jane Austen repose désormais dans la cathédrale de Winchester.

Une lettre écrite par Jane Austen en 1807, exposée à la bibliothèque J. Pierpont Morgan.

PHOTOGRAPHIE DE The J. Pierpont Morgan Library, Scala, Florence

Jane Austen passa sa vie dans la sphère domestique, vivant toujours avec des membres de sa famille immédiate et ne travaillant jamais en dehors de chez elle. Elle vécut à Steventon, dans le Hampshire (Angleterre) pendant vingt-cinq ans (sauf lors de brefs passages à l’école des filles), dans la ville de Bath, le port et la station navale de Southampton et enfin à Chawton. Elle connut la guerre d’indépendance des États-Unis, la Révolution française, les guerres napoléoniennes et une grande partie de la régence du roi George IV. L’autrice, qui n’a jamais quitté le sud de l’Angleterre et est morte à Winchester, ne s’est jamais mariée - bien qu’on lui ait demandé sa main plus d’une fois.

Grâce à son grand sens de l’observation, Jane Austen dépeignit la société anglaise de l’époque avec force détails, avec délice et en usant souvent d'ironie. Ses six romans les plus connus portent sur les histoires des salons distingués de la haute société et des membres de la bourgeoisie et ont pour personnages principaux des femmes. Faisant preuve d’esprit et de perspicacité, Jane Austen mit en lumière les obstacles colossaux auxquels celles-ci étaient confrontées dans leur recherche d’une indépendance minimale.

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    Jane Austen utilisait cette écritoire lorsqu’elle écrivait ses romans. Ses lunettes et leur étui sont posés dessus.

    PHOTOGRAPHIE DE British Library, Album

    À l’époque de la Régence anglaise, la liberté d’expression n’était pas vraiment encouragée et ceux qui dénonçaient le statu quo de la société étaient sévèrement punis. Les femmes, en particulier, ne bénéficiaient pas de la plupart des protections juridiques, comme le droit de posséder des biens ou de prendre des décisions juridiques ou financières en leur propre nom. Les romans de Jane Austen, au style unique, perspicace et subversif, traitent de ces sujets et d’une foule d’autres problématiques sociales et politiques, comme la primogéniture, la substitution héréditaire et l’héritage ; la royauté, la richesse, la pauvreté et les classes sociales, l’adultère et les naissances hors mariage ; le colonialisme et l’esclavage, sans oublier l’égalité des droits.

    Jane et sa sœur, Cassandra, reçurent une éducation brève et classique dans des pensionnats. À l’époque de Jane Austen, les jeunes femmes de la bourgeoisie étaient éduquées pour leur permettre de faire un bon mariage. Une jeune femme était plus susceptible de recevoir une demande en mariage décente si elle avait quelques talents. Certaines jeunes filles allaient dans une école de filles, d’autres étaient éduquées chez elles par une gouvernante. La plupart apprenaient à jouer d'un instrument, à dessiner, à broder et à danser. Elles devaient aussi avoir quelques notions de français, considéré comme une langue sophistiquée. Les études de géographie et d’histoire, jugées superficielles, servaient seulement à faire la conversation.

    Jane Austen a passé les dernières années de sa vie dans cette maison, située à Chawton en Angleterre, avec sa mère et sa sœur.

    PHOTOGRAPHIE DE Heritage, Aurimages

    Dans son roman Emma, publié en 1815 soit un an et demi avant sa mort, Jane Austen décrit l’établissement de Mrs Goddard comme « un vrai pensionnat, à l'ancienne, où l'on vendait une quantité raisonnable d'accomplishments pour un prix raisonnable, et où l'on pouvait envoyer des jeunes filles pour s'en débarrasser, car elles pourraient, par leurs efforts, y acquérir un peu d'éducation, sans le moindre risque qu'elles en reviennent en étant devenues de petits prodiges ». À l’âge de dix-sept ou dix-huit ans, parfois plus tôt, les filles des familles de la classe moyenne faisaient leur entrée dans la société et sur le marché du mariage. Pour les filles de familles aristocratiques ou privilégiées, cela passait par la présentation devant un membre de la famille royale au Court of St. James’s. Les jeunes femmes issues de familles plus modestes se contentaient de participer à une soirée privée ou à un bal local. Après son entrée dans la société, une jeune femme devait prendre part à une foule d’évènements sociaux, des promenades, des bals, des thés, dans le but de rencontrer un homme de qualité disposé à demander sa main.

     

    UN DROIT DE SUCCESSION INJUSTE

    Pour certaines femmes et leur famille, une telle demande pouvait être un filet de sécurité. Le destin de bon nombre d’entre elles était marqué, dès la naissance, du droit inexorable des successions. Lorsque l’homme chef de famille mourait, tous ses biens étaient transférés à son fils aîné, par la substitution héréditaire. S’il n’avait que des filles, des conditions légales entraient souvent en vigueur. Ses biens n’étaient alors pas transmis aux femmes de la famille, mais au prochain héritier mâle dans l’ordre de succession ; la famille proche du défunt se retrouvait alors sans aucun revenu. Dans le livre Orgueil et Préjugés, la propriété de la famille Bennett est soumise à une telle substitution héréditaire. Après le décès de Mr. Bennet, ce n’est ni la femme de ce dernier ni ses filles qui héritent de Longbourn, mais Mr. Collins, un cousin éloigné.

    Souvent, la seule part de la fortune familiale que possédaient les femmes était leur dot de mariage. Pour de nombreuses femmes, la seule façon d’atteindre la stabilité financière était donc de se marier. Dans le livre Orgueil et Préjugés, Charlotte Lucas fait ouvertement part de sa détresse lors d’une conservation difficile avec son amie Elizabeth Bennet au sujet de la demande en mariage de Mr. Collins : « [U]n foyer confortable est tout ce que je désire ; or, en considérant l’honorabilité de Mr. Collins, ses relations, sa situation sociale, je suis convaincue d’avoir en l’épousant des chances de bonheur que tout le monde ne trouve pas dans le mariage. »

    Cette gravure en couleurs, réalisée en 1827 par John Nash, représente un bal organisé au Royal Pavilion de Brighton (Angleterre), auquel participent des femmes et hommes revêtus de leurs plus beaux atours.

    PHOTOGRAPHIE DE British Library, Bridgeman, ACI

    Les mariages bourgeois impliquaient une transaction entre les deux familles. Le marié devait pouvoir subvenir aux besoins de son épouse, tandis que cette dernière devait verser la dot mise de côté pour elle par sa famille.

    La plupart des relations se terminaient non pas par un changement d’affection, mais par le manque d’argent. Dans Raison et Sentiments, l’un des premiers romans de Jane Austen publié en 1811, Marianne Dashwood tombe amoureuse d’un bel homme, John Willoughby, et lui d’elle. Marianne n’a cependant qu’une dot modeste. Après la révélation de l’implication de John dans un scandale, ce dernier est déshérité par sa riche tante et il abandonne cruellement Marianne pour épouser une riche héritière.

     

    À LA RECHERCHE D’UNE BONNE SITUATION

    À l’époque de Jane Austen, de nombreuses jeunes femmes rêvaient d’épouser l’héritier d’un grand domaine. Une telle union était synonyme de garantie de leur position économique et sociale. Dégoter un membre de l’aristocratie, avec un titre, des privilèges et des biens, était un plus. Fitzwilliam Darcy, célèbre personnage d’Orgueil et Préjugés, est sans doute le plus connu de tous les gentlemen célibataires des romans de Jane Austen. Propriétaire d’un vaste domaine familial situé dans le Derbyshire, ses revenus annuels s’élèvent à 10 000 livres (l’équivalent aujourd’hui d’un peu plus de 910 000 euros par an).

    Si le fils aîné héritait habituellement du domaine familial, ses frères cadets devaient, eux, travailler. Il était impensable, pour les classes supérieures et la bourgeoisie, d’exercer un métier manuel. Les métiers dans le commerce, potentiellement lucratifs, étaient considérés comme vulgaires. Un homme pouvait faire fortune dans ce domaine, mais il ne serait jamais considéré comme un égal par les membres de la noblesse. Les seuls choix de carrière respectables pour ceux qui voulaient conserver leur statut social étaient de devenir membre du clergé, d’exercer le droit ou d’intégrer les forces armées.

    Ce manoir élisabéthain et son terrain attenant, situés dans le Hampshire, appartenaient à Edward Austen Knight, le frère de Jane. Celui-ci avait été adopté par un proche fortuné lorsqu’il était petit.

    PHOTOGRAPHIE DE Philip Enticknap, Alamy, ACI

    Traditionnellement, rares sont ceux qui ont fait fortune dans les forces armées comparé aux fils aînés. Mais certains d’entre eux sont devenus riches lors des guerres napoléoniennes (1803-1815), en particulier les officiers de la marine qui se sont partagé le butin pillé aux Français. Dans le roman Persuasion de Jane Austen, le personnage principal, Anne Elliot, accepte la demande en mariage de Frederick Wentworth, un marin, mais ses proches la forcent à rompre ses fiançailles. Huit ans plus tard, Frederick, devenu capitaine, revient de guerre avec une immense fortune et finit par épouser Anne.

    Le second fils pouvait aussi devenir pasteur. À l’époque de la Régence anglaise, le clergé anglican était très respecté et passait sans difficulté d’une classe sociale à l’autre. Avec les bonnes relations, dans l’idéal, un mécène issu de la haute aristocratie, un pasteur pouvait obtenir une paroisse ou une chapellenie ainsi qu’une maison et un revenu certes modeste, mais garanti.

    Pourtant, certaines jeunes femmes restaient sceptiques face aux prétendants ecclésiastiques. Dans Mansfield Park, le troisième roman de Jane Austen à être publié de son vivant en 1814, Edmund Bertram, fils cadet d’un riche propriétaire terrien, décide d’être ordonné à l’âge de vingt-quatre ans pour administrer une paroisse sur les terres de son père. Edmund est amoureux de la charismatique Mary Crawford, qui n’est pas impressionnée par son projet : « Alors, vous allez vous faire homme du clergé, monsieur Bertram ? dit-elle. J’en suis très étonnée ». Ce à quoi l’intéressé répond : « Pourquoi ? Vous supposiez bien que j’adopterais une profession et comme je ne suis pas un avocat, ni un soldat, ni un marin ». Mary est toutefois catégorique : « Les hommes aiment à se distinguer et dans toutes les carrières ils peuvent y arriver, mais non dans l’Église. Un pasteur n’est rien du tout ».

     

    LE CÉLIBAT PLUTÔT QU’UN MARIAGE SANS AMOUR

    Étant donné la vision transactionnelle du mariage typique de cette période, il est frappant pour certains lecteurs que Jane Austen défende de manière répétée, que ce soit dans ses romans ou sa correspondance personnelle, le mariage d’amour. « Oh ! Lizzy ! Tout plutôt qu’un mariage sans amour ! », plaide Jane Bennet auprès de sa sœur Elizabeth dans Orgueil et Préjugés. Des convictions que partageait Jane Austen dans la vraie vie. Elle a ainsi écrit à sa nièce Fanny : « Rien n’est comparable au malheur d’être lié sans amour — lié à quelqu’un tout en en préférant un autre ; il s’agit là d’un châtiment que vous ne méritez pas ». De fait, plusieurs protagonistes des romans de Jane Austen refusent les demandes en mariage de gentlemans fortunés alors même qu’il leur est offert une vie de luxe et de confort.

    Ce groupe de jeunes femmes de la classe supérieure est représenté lors d’un cours de chant. Sur cette gravure datant du 19e siècle, on peut voir une jeune femme qui brode au premier plan et une autre qui peint en arrière-plan.

    PHOTOGRAPHIE DE British Library, Bridgeman, ACI

    La tentation est forte, lorsque l’on s’intéresse à la vie de Jane Austen, de penser que ces situations sont plus que de simples intrigues romantiques. L’autrice semble avoir suivi son propre précepte lorsqu’Harris Bigg-Wither, frère d’une amie proche et héritier du manoir de Manydown, lui a demandé sa main. Alors qu’elle avait accepté, elle revint sur sa décision le lendemain. Pour une autrice souvent décrite à tort comme écrivant des romans d’amour à l’époque de la Régence, elle a toujours su ce que le mariage impliquait et ce qu’elle voulait.

    Jane Austen et sa sœur ne se marièrent jamais, une situation peu enviable comme elle le reconnaissait elle-même. C’est avec son ironie et sa perspicacité habituelles qu’elle écrivit à sa nièce Fanny la phrase suivante : « Les femmes non mariées ont une fâcheuse propension à être pauvres. C’est un argument de poids en faveur du mariage ». Les opportunités professionnelles pour une femme célibataire distinguée étaient assez limitées. À moins de disposer de ressources privées, grâce à un héritage ou à l’aide d’un membre de la famille, la façon la plus courante pour une femme dans cette situation de gagner sa vie était d’enseigner dans une école de filles ou d’être gouvernante d’une famille noble. Jane Fairfax était dans cette situation dans le roman Emma. Cette jeune femme aux nombreuses qualités, qui n’avait ni argent ni relations, a été contrainte de devenir gouvernante, ne s’est jamais mariée et a déménagé loin de chez elle.

    Le roman Emma évoque également la malheureuse Miss Bates, une femme célibataire d’âge mûr qui s’occupe de sa mère âgée. Toutes deux subsistent grâce aux maigres économies laissées par le défunt Mr. Bates. Fille d’un pasteur, Miss Bates appartient à la bourgeoisie, mais n’ayant que peu de ressources, elle dépend de ses voisins pour vivre décemment. Mr Kinghtley, l’un de ses principaux bienfaiteurs, décrit la situation désespérée de Miss Bates lors d’un échange acerbe avec Emma : « [Elle] est pauvre ; elle a perdu tous les avantages que sa naissance lui avait conférés, et sa situation deviendra plus précaire encore avec les années ».

     

    DES CIRCONSTANCES TRANSCENDANTES

    Jane Austen était une femme et une autrice à une époque où être l’un ou l’autre posait problème. De même que sa mère et sa sœur Cassandra, elle a connu les épreuves et la dépendance financière après le décès de son père. Toutes trois furent contraintes de quitter Steventon et n’avaient nulle part où aller avant que son frère Edward ne leur propose de venir habiter à Chawton Cottage.

    Situé dans le Derbyshire, Kedleston Hall a été conçu par Robert Adam, un architecte du 18e siècle. Il a en partie servi d’inspiration pour Pemberley, demeure ancestrale de Mr. Darcy dans Orgueil et Préjugés.

    PHOTOGRAPHIE DE The National Trust Photo Library, Alamy, ACI

    Mais plutôt que de vitupérer ouvertement contre l’ordre social et les valeurs de son époque, Jane Austen s’est servie de son sens de l’observation pour mettre en évidence leurs limites. Elle a porté son regard curieux et inquisiteur sur les personnes et les situations l’entourant, édulcorant ses critiques et soulevant des problèmes sociaux avec passion, perspicacité et, par-dessus tout, humour. Elle était le plus intéressée par les personnages qu’elle partageait avec ses lecteurs et qui reflétaient les différents types de personnalités et d’attitudes de son cercle social. Ses observations intemporelles de la nature humaine et la manière dont le monde transcende n’importe quelle limitation de l’univers dans lequel elle évoluait sont devenues des classiques.

    Sir Walter Scott a ainsi salué « la touche exquise [de Jane Austen] qui rend des choses et des personnages ordinaires intéressants, mais aussi la véracité des descriptions et des sentiments ». Il poursuit, regrettant sa mort au nom de tous ses lecteurs : « Quel dommage qu'une femme si douée soit morte si tôt ! ».

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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