Pessa’h : ces deux anciens empires ont façonné la Pâque juive
Cette fête commémore l’affranchissement des Israélites de l’esclavage égyptien, mais n’a pris sa forme actuelle qu’après la conquête de Jérusalem par les Néo-Babyloniens en 587 avant notre ère.
Chaque année, au printemps, des Juifs du monde entier se réunissent pour fêter Pessa’h, fête millénaire du judaïsme commémorant la délivrance divine. Ainsi qu’il est écrit dans l’Exode, Moïse chercha à obtenir la liberté pour les Hébreux réduits en esclavage en Égypte, mais le Pharaon refusa de les affranchir. Déchaînant sa colère, Dieu fit s’abattre dix plaies sur l’Égypte, chacune plus violente que la précédente. La dernière fut la plus terrible de toutes : Dieu promit de tuer les fils aînés de chaque famille d’Égypte.
Selon l’Exode, les Israélites seront épargnés s’ils suivent les ordres de Dieu. Ils doivent mettre à mort un agneau, « immaculé, et âgé d’un an » et étaler son sang sur les jambages et les linteaux de leurs portes chez eux. Dieu prescrit ensuite ceci :
Cette même nuit, on en mangera la chair, rôtie au feu ; on la mangera avec des pains sans levain et des herbes amères. […] Quand vous le mangerez, vous aurez vos reins ceints, vos souliers aux pieds, et votre bâton à la main ; et vous le mangerez à la hâte. C'est la Pâque de l'Éternel. Cette nuit-là, je passerai dans le pays d'Égypte, et je frapperai tous les premiers-nés du pays d'Égypte, […] Le sang vous servira de signe sur les maisons où vous serez ; je verrai le sang, et je passerai par-dessus vous, et il n'y aura point de plaie qui vous détruise, quand je frapperai le pays d'Égypte. (Exode 12:8-13)
Par gratitude envers Dieu, les Hébreux devront réitérer ce rituel pour les siècles à venir, ainsi que le leur annonce Moïse, qui leur dévoile dans le détail les étapes de ce cérémonial. Ils observeront la fête du « quatorzième jour du mois au soir, […] jusqu’au soir du vingt et unième jour » de Nissan, premier mois du calendrier hébraïque, qui chevauche généralement la fin du mois de mars et le début du mois d’avril.
L’Exode raconte comment Dieu a envoyé un ange pour tuer tous les premiers-nés des familles d’Égypte (qu’il s’agisse de princes ou bien de roturiers) dans le but de punir le Pharaon pour n’avoir pas libéré les Israélites. Cet épisode biblique est ici représenté sur une gravure du 19e siècle de Gustave Doré.
UN REPAS CHARGÉ D’HISTOIRE
De nos jours encore, la Pâque juive, grande fête du judaïsme célébrée au printemps, continue d’être observée. Dans de nombreuses régions du monde, elle dure sept jours, tandis qu’en Israël elle en dure huit. C’est un moment joyeux lors duquel on se rassemble en famille pour un séder, un repas riche en rituels millénaires, afin de se souvenir de la libération des ancêtres.
Ces réjouissances ont également une signification pour les chrétiens : les quatre Évangiles racontent que la crucifixion de Jésus de Nazareth aurait eu lieu durant (ou autour) de la Pâque juive à Jérusalem. On retrouve dans le séder l’essentiel du symbolisme de Pessa’h, réitéré année après année. De nos jours, les célébrations continuent de suivre les règles édictées dans l’Exode, mais le rituel a intégré au fil des siècles de nombreux changements qui reflètent les bouleversements et les chocs de l’Histoire.
La tradition veut que Moïse ait vécu au 13e siècle av. J.-C., à l’époque où des pharaons comme Ramsès II régnaient sur l’Égypte ancienne. À en croire certains historiens de la Bible, les rituels décrits par Moïse remontent à une époque antérieure encore, aux balbutiements de l’histoire juive. La mise à mort de jeunes agneaux et la consommation de pain sans levain étaient peut-être initialement des coutumes issues de deux fêtes printanières distinctes qui furent plus tard incorporées au récit de l’Exode. Les spécialistes de la Bible s’accordent largement à dire que la plus ancienne coutume décrite dans le livre de l’Exode date du 9e siècle avant notre ère environ, et qu’elle aurait pris sa forme actuelle quatre siècles plus tard.
Après avoir conduit son peuple en lieu sûr en séparant les eaux de la mer Rouge, Moïse regarde ses poursuivants égyptiens se faire submerger et anéantir sur ce tableau de 1530 attribué à Lucas Cranach l’Ancien.
Dans la Bible hébraïque, les Israélites sont libérés de l’esclavage et finissent par s’installer à Canaan, la « Terre promise ». La ville de Jérusalem deviendra leur capitale, gouvernée par les rois David et Salomon, qui y feront construire un temple majestueux. En perpétuant les rituels de Pessa’h de siècle en siècle, les Juifs garderont un souvenir vif du passage des Israélites en Égypte.
SUR UNE TERRE ÉTRANGÈRE
Un autre exil, survenu huit siècles environ après l’époque de Moïse, façonna encore un peu plus le judaïsme et la Pâque. La Terre promise était alors divisée en deux royaumes : Israël au nord et le royaume de Juda au sud. Géopolitiquement, Juda, centré sur sa capitale perchée au sommet d’une colline, Jérusalem, était pris en étau entre deux grandes puissances régionales : l’Égypte et l’Empire néo-babylonien.
En 587 avant notre ère, le roi néo-babylonien Nabuchodonosor II assiègea Jérusalem, détruisit le Temple, et fit du royaume de Juda une province de son empire. De larges portions de la population de Juda furent déportées par la force à Babylone. Pour de nombreux spécialistes, cette déportation marque la création de la diaspora juive, l’ensemble des communautés de Juifs vivant en dehors de Jérusalem.
Plusieurs livres bibliques, dont le Livre de Jérémie, les Livres des Rois, les Chroniques, le Livre d’Esdras, documentent les événements de l’exil. Le passage le plus connu est peut-être le magnifique Psaume 137 : « Sur les bords des fleuves de Babylone, nous étions assis et nous pleurions, en nous souvenant de Sion. […] Comment chanterions-nous les cantiques de l’Éternel sur une terre étrangère ? »
Durant leur captivité à Babylone, les exilés juifs réfléchissent profondément à ce qui leur arrive : à leur souffrance et à leur alliance avec Dieu. Spécialistes et scribes continuent à écrire, ils forment le socle de plusieurs livres de l’Ancien Testament et solidifient la Torah (les cinq premiers livres de l’Ancien Testament : la Genèse, l’Exode, le Lévitique, les Nombres et le Deutéronome). Les racines de ces livres sont sans doute antérieures à la période babylonienne, mais de nombreux historiens de la Bible s’accordent à dire qu’un processus de promotion de l’érudition et de renouveau national inspiré par la période babylonienne menèrent à la composition des livres de Moïse tels qu’on les connaît.
Cinquante ans plus tard environ, en 540 av. J.-C., Babylone et le régime néo-babylonien tombèrent face au conquérant perse Cyrus le Grand, qui permit aux Juifs en exil de retourner à Juda. Dans le Livre d’Ésaïe (44:28), le prophète fait dire ceci à Dieu au sujet de Cyrus : « Il est mon berger, et il accomplira toute ma volonté, en disant de Jérusalem : Qu’elle soit rebâtie ! Et du temple : Qu’il soit fondé ! » Compte tenu de l’expérience de l’exil babylonien, il n’est pas surprenant qu’une histoire ancestrale ayant pour sujet la captivité, dans laquelle Dieu intervient pour frapper l’ennemi tout en « épargnant » (comme le veut l’étymologie du mot « Pâque ») et en sauvant son peuple élu, soit devenue le récit fondateur de la foi juive.
MAISON OU TEMPLE ?
Une fois l’exil à Babylone terminé, il fut de nouveau possible de fêter Pessa’h à Jérusalem. Ce moment est relaté dans le Livre d’Esdras, qui raconte comment les Juifs revinrent de Babylone, renouvelés dans leur foi, pour construire leur temple :
Les fils de la captivité célébrèrent la Pâque le quatorzième jour du premier mois. Les sacrificateurs et les Lévites s'étaient purifiés de concert, tous étaient purs ; ils immolèrent la Pâque pour tous les fils de la captivité, pour leurs frères les sacrificateurs, et pour eux-mêmes. Les enfants d'Israël revenus de la captivité mangèrent la Pâque, avec tous ceux qui s'étaient éloignés de l'impureté des nations du pays et qui se joignirent à eux pour chercher l'Éternel, le Dieu d'Israël. lls célébrèrent avec joie pendant sept jours la fête des pains sans levain, car l'Éternel les avait réjouis. (Esdras 6:19-22)
En arrivant à Jérusalem, on pouvait échanger ses pièces étrangères contre des shekels, qui étaient acceptés au Temple. Ici, un shekel en argent frappé à Jérusalem au premier siècle de notre ère.
La Bible donne à lire des descriptions radicalement différentes du contexte dans lequel le rituel pascal devait avoir lieu. Dans l’Exode, les instructions à destination des ménages sont clairement énoncées. Toutefois, dans le Deutéronome, Pessa’h est incluse dans les fêtes de dites de « pèlerinage » avec Chavouot (début de l’été) et Souccot (à l’automne) qui doivent être célébrées à Jérusalem même : « Tu ne pourras point sacrifier la Pâque dans l'un des quelconques lieux que l'Éternel, ton Dieu, te donne pour demeure ; mais c'est dans le lieu que choisira l'Éternel, ton Dieu, pour y faire résider son nom. »
D’importantes différences dans la réalisation du sacrifice, ainsi que la question de savoir si la viande sacrificielle doit être rôtie ou bien bouillie, ont suscité de nombreux débats chez les théologiens. Ces différences suggèrent que le rituel pascal a connu des changements considérables durant la longue période au cours de laquelle la Torah a été composée et compilée.
Les historiens ont toutefois décelé une tendance générale. Avant l’exil babylonien, l’ardeur avec laquelle on observait Pessa’h fluctuait. Au 7e siècle avant notre ère, le roi Josias l’observait avec zèle. Révéré pour avoir su maintenir l’orthodoxie, et étroitement lié à « la Loi » telle qu’édictée dans le Deutéronome, Josias célébrait la Pâque juive à l’intérieur du Temple. À la suite du traumatisme de l’exil et après le retour à Jérusalem, on eut en effet tendance à circonscrire le rituel dans le Temple.
Haggada allemande du 15e siècle dépeignant les événements de l’Exode commémorés à l’occasion de Pessa’h : sacrifice d’un agneau et préparation de pain azyme.
Chaque printemps, dans la période post-exil, le Temple de Jérusalem, de nouveau inauguré, bruissait des préparatifs de la fête. Les familles entraient dans l’enceinte du Temple et offraient leur animal sacrificiel. En guise de célébration, on chantait le Hallel, prière inspirée des Psaumes. Les animaux sacrificiels étaient mis à mort par les prêtres, retournés à la famille, puis cuisinés et éventuellement dégustés quelque part dans le temple.
Du temps de Jésus de Nazareth, au début du premier siècle de notre ère, Jérusalem était un centre de pèlerinage animé. L’Évangile selon Jean rapporte : « La Pâque des Juifs était proche. Et beaucoup de gens du pays montèrent à Jérusalem avant la Pâque, pour se purifier. » (Jean 11:55). Le nombre considérable de personnes qui se déversaient dans Jérusalem signifie qu’au temps de Jésus, le Temple, quoique toujours central dans les célébrations, ne constituait plus le cadre exclusif de la cérémonie de la Pâque juive. On dégustait probablement l'agneau pascal en privé, chez soi, dans toute la ville.
AU-DELÀ DU TEMPLE
Pour observer Pessa’h à la lettre, les Hébreux s’abstenaient de manger du pain au levain (fabriqué avec de la levure) durant la période du Chag Hamatzot, la Fête du pain sans levain. De même que l’agneau rôti, le pain azyme est un des aliments au cœur du séder. Ces deux denrées correspondent aux instructions données dans l’Exode.
De nombreux rituels pascaux virent le jour dans la période post-babylonienne. D’abord transmis par la tradition orale, ils furent couchés sur le papier dans la Mishna aux 1er et 2e siècles de notre ère. La Mishna comporte une section dédiée à différents plats servis lors d’un séder et à ce qu’ils symbolisent. Le pain azyme et l’agneau rôti sont au cœur du repas. Quatre verres de vin doivent également être servis. Le charoset, une pâte de fruit mêlée à du vin et à des noix, compose également le séder et symbolise le mortier dont les esclaves se servaient pour construire les monuments et les villes du Pharaon. Le maror, une herbe amère, rappelle les larmes et la douleur causées par l’exil et l’asservissement.
La Mishna explique en outre les rôles que doivent jouer les membres de la famille durant le repas. Les enfants participent en posant les Quatre Questions (Ma Nishtana). Quand les adultes répondent, ils racontent des épisodes de l’Exode. La nature interactive du repas sert de prétexte pour réitérer l’histoire d’Israël en Égypte, de la réduction en esclavage au triomphe final.
En l’an 70 de notre ère, plus de 500 ans après avoir été détruit par les Néo-Babyloniens, une seconde catastrophe s’abattit sur le Temple juif. À la suite d’une révolte contre la domination romaine, les forces du futur empereur Titus assiégèrent Jérusalem avant d’entrer dans la ville et de détruire le Temple dans sa quasi-totalité, à l’exception du mur des Lamentations. Initialement, la tradition de Pessa’h fut perturbée par l’immense perte que représentait la destruction du Temple. Il incomba à la plus haute autorité religieuse de l’époque, Rabban Gamliel de Yavné, de réinterpréter le séder de Pessa’h de sorte que l’on puisse continuer à le célébrer sans la structure centrale sacrée qu’était le Temple.
Des Juifs prient au mur des Lamentations de Jérusalem, seul vestige du Second Temple, agrandi par Hérode Ier le Grand et détruit par les Romain en l’an 70. Après sa destruction, les fêtes qui se déroulaient à l’origine au temple, comme Pessa’h, prirent la forme qu’on leur connaît de nos jours.
Dispersion et exil devinrent une fois de plus indissociables de l’histoire nationale juive, et la fête de Pessa’h dut s’adapter en conséquence. Bien que de nombreuses traditions consignées dans la Mishna précèdent largement l’an 70 de notre ère, annus horribilis, quelques-unes virent le jour après cet événement. Certaines furent introduites par tradition plutôt que sur ordre d’une autorité religieuse. L’ajout de l’œuf dur en est un bon exemple. On le trempe dans du sel pour symboliser les larmes des esclaves israélites et la destruction du Temple par les Romains.
Tandis que les Juifs s’adaptaient à une vie sans temple central, le séder de Pessa’h fut officialisé dans un texte, le Haggada, qui signifie « récit » et qui fut assemblé à partir de la Torah, de la Mishna et d’autres sources. Ce texte émergea vers la fin du 2e siècle de notre ère et forme le socle du repas de Pessa’h tel que les Juifs du monde entier le pratiquent de nos jours.
Bien que la cérémonie reflète l’adaptation progressive des Juifs à une vie dans un monde sans pôle cultuel, l’attente d’un tel lieu se reflète dans les mots que l’on prononce traditionnellement à la fin du séder : l’shana haba’ah b’Yerushalayim ; l’an prochain à Jérusalem.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.