Tokugawa Ieyasu, le "shogun" unificateur du Japon
Impitoyable, déterminé et chanceux, Tokugawa Ieyasu accéda au pouvoir en 1603 et unifia le Japon après des siècles de guerres civiles et de conflits entre samouraïs.
Une statue de Tokugawa Ieyasu se dresse dans le sanctuaire Tosho-gu dans le complexe des temples de Nikko, un site classé au patrimoine mondial au Japon.
Tokugawa Ieyasu n'était pas un jeune homme lorsqu'il est devenu shogun en 1603. Son ascension au pouvoir a été lente, un voyage qui avait commencé alors qu'il n'avait que 15 ans. Grâce à un mélange de chance, de stratégie, de patience et de sagesse, il a survécu à la fin turbulente de la période médiévale Sengoku (« Âge des provinces en guerre ») du Japon et a pris le contrôle du pays à l'âge de 60 ans. À sa mort en 1616, il laisse une nation transformée et une dynastie décidée à rester au pouvoir.
Au 17e siècle, le chef d'État officiel du Japon était l'empereur, dont le siège se trouvait à Kyoto. Le shogun de l'empereur était le commandant militaire, un dirigeant de fait craint et respecté par tous. Le titre de shogun est une adaptation du terme seii taishogun, qui signifie « commandant suprême qui soumet les barbares ». Le shogun était officiellement nommé par l'empereur, mais celui-ci pouvait former des dynasties héréditaires qui se transmettaient le pouvoir de shogun d'une génération à l'autre.
Tokugawa Ieyasu n'a pas dérogé à la règle ; il a pris des mesures et mis en œuvre des politiques pendant son règne qui ont permis à sa famille de contrôler le Japon longtemps après sa mort. Ses descendants ont continué à gouverner le Japon pendant plus de 250 ans.
Tokugawa Ieyasu est né dans le château d'Okazaki en 1543. Le château originel a été construit au 15e siècle.
RASSEMBLEUR
Né en 1543 dans une famille modeste, Tokugawa Ieyasu a commencé sa carrière comme administrateur et soldat au service d'autres seigneurs. La violence et l'instabilité de l'époque Sengoku sont bien antérieures à sa naissance ; elles trouvent leur origine dans le conflit de la fin du 12e siècle entre des clans nobles rivaux, principalement les Taira et les Minamoto. En 1185, le clan Minamoto élimine ses ennemis Taira et établit le premier shogunat, ou dictature militaire, avec Minamoto Yoritomo à sa tête. Le système du shogunat durera 700 ans.
Les daimyos, seigneurs féodaux régionaux, juraient fidélité à l'empereur, qui était essentiellement une figure symbolique et religieuse. C'est le fondateur du shogunat, Yoritomo, et ses successeurs qui exerçaient le véritable pouvoir exécutif. Pourtant, malgré l'apparence d'un monopole absolu, le shogunat (également appelé bakufu) a souvent été confronté à la rébellion des daimyos au cours des siècles suivants. L'anarchie atteindra son paroxysme après la guerre d'Onin (1467-1477), un conflit de succession pour le shogunat qui a déclenché une guerre civile. Les troubles ont duré près de 150 ans.
Dans les années 1570, trois guerriers ont accédé au pouvoir et ont mis fin à cette période chaotique : Oda Nobunaga, Toyotomi Hideyoshi et Tokugawa Ieyasu. Seigneur féodal et chef militaire redouté, Nobunaga est arrivé à la tête du puissant clan Oda après avoir éliminé ses rivaux locaux dans les années 1550. Au cours de la décennie suivante, il s'est tourné vers le reste du Japon et a lancé une campagne visant à asseoir son pouvoir sur un plus large territoire. En 1562, Tokugawa Ieyasu a allié son clan et ses soldats au clan Oda, dans lequel il a lentement gagné en influence en tant que commandant.
Les débuts de Toyotomi Hideyoshi sont modestes : il commence sa carrière comme fantassin dans l'armée des Oda. Nobunaga remarque ses talents et les cultive, permettant au jeune homme de gravir les échelons et de devenir lui-même un seigneur.
Érigé pour la première fois au 16e siècle, le château de Nagoya est considéré comme le lieu de naissance du premier grand unificateur du Japon, Oda Nobunaga. En 1609, Tokugawa Ieyasu a fait reconstruire le château, qui est resté une base de pouvoir essentielle du shogunat jusqu'au 19e siècle.
Après l'assassinat de Nobunaga en 1582, Hideyoshi venge la mort de son chef, prenant le pouvoir et régnant sur le Japon pendant une douzaine d'années. À la mort de Hideyoshi en 1598, son fils de cinq ans, Toyotomi Hideyori, est désigné comme son successeur. Un conseil de régence est alors établi pour gouverner le pays jusqu'à ce que le garçon atteigne sa majorité.
Parmi les cinq membres du conseil se trouve Tokugawa Ieyasu, qui a gravi les échelons du clan Oda et a plusieurs fois fait preuve de sa loyauté. Puissant général et daimyo, Ieyasu dispose d'une armée à ses ordres et entretient des relations tendues avec Toyotomi Hideyoshi. À la mort de ce dernier, Tokugawa Ieyasu rompt son serment d'allégeance à la dynastie des Toyotomi et s'empare du pouvoir en tant que seigneur du Japon en 1599.
Un autre membre du conseil de régence, Ishida Mitsunari, prend la défense de l'héritier Toyotomi. Le 21 octobre 1600, les deux camps s'affrontent lors de la bataille de Sekigahara. Cette bataille décisive met un terme définitif à l'époque Sengoku, les forces de Tokugawa Ieyasu remportant la victoire.
Les officiers fidèles à Toyotomi Hideyori qui survivent à la bataille sont rapidement capturés et tués. Une semaine plus tard, les têtes coupées des vaincus sont suspendues aux arbres d'une avenue de Kyoto, la capitale impériale, en guise d'avertissement. Le jeune Toyotomi est contraint d'abandonner toute prétention au pouvoir, bien que Tokugawa Ieyasu lui permette de conserver la seigneurie du château d'Osaka. Au cours des trois années suivantes, Tokugawa consolide son pouvoir et s'impose finalement comme shogun en 1603, premier d'une dynastie qui régira le destin du Japon jusqu'en 1868.
DE LA POLITIQUE ET DU POUVOIR
Une telle réussite aurait pu représenter l'apogée d'une vie pour Ieyasu, âgé de 60 ans, mais il savait qu'il devait structurer son régime et ses politiques pour garantir la pérennité de son héritage. Contrairement à ses anciens alliés, Nobunaga et Hideyoshi, Tokugawa Ieyasu ne se contenterait pas de conserver le pouvoir qu'il avait acquis, il était décidé à le transmettre à ses descendants.
L'une de ses premières politiques concerne les armes à feu. Les Européens les avaient introduites au Japon au milieu du 16e siècle. Tokugawa Ieyasu était au fait de leur puissance : en mai 1564, alors qu'il était jeune homme, il avait failli mourir lorsqu'une balle avait transpercé son armure.
Onze ans plus tard, il voit Nobunaga utiliser des armes d'origine européenne pour remporter la bataille de Nagashino. Les tanegashima, arquebuses de fabrication japonaise, avaient éclipsé les épées des samouraïs, la noblesse militaire héréditaire. Quelle que soit l'habileté avec laquelle un samouraï maniait son arme traditionnelle, les longs fusils à allumettes étaient beaucoup plus efficaces. Le nouveau shogun réquisitionne une grande partie des arquebuses en usage au Japon. Il les stocke dans sa nouvelle capitale, Edo (l'actuelle Tokyo).
Tokugawa Ieyasu cherche à contrôler les daimyos, qu'il considère comme une source d'instabilité pendant l'Âge des provinces en guerre. Il les classe en fonction du degré de loyauté dont ils ont fait preuve à son égard. Les seigneurs vaincus à la bataille de Sekigahara voient leurs terres saisies. Tokugawa Ieyasu transfère ces terres à ses généraux de confiance ou les conserve pour le shogunat. Les puissants tozama daimyo, seigneurs féodaux non héréditaires que Ieyasu déracine et déplace dans tout le Japon, constituent un deuxième groupe susceptible de menacer les intérêts des Tokugawa. Dans leurs nouvelles résidences, le shogun pouvait les séparer et les surveiller.
Edo, aujourd'hui Tokyo, s'est progressivement développée sous le règne de Tokugawa Ieyasu et de ses successeurs. Tokugawa Ieyasu fit du temple Senso-ji, représenté ici, le principal centre religieux de la dynastie. Son petit-fils Iemitsu construisit le sanctuaire d'Asakusa dans le même complexe.
Tokugawa Ieyasu réduit également les possibilités de rébellion en empêchant un daimyo de posséder plus d'une forteresse dans son fief. Cette politique, institutionnalisée par ses successeurs, a conduit à la destruction de plus de 600 fortifications et citadelles à travers le Japon. La grande forteresse des Tokugawa à Edo n'a, elle, cessé de s'agrandir. Des matériaux de haute qualité, récupérés dans les domaines saisis sont utilisés pour cette extension.
Mais la méthode la plus efficace pour garder les grands seigneurs féodaux sous contrôle est alors sans doute d'obliger nombre d'entre eux à résider à Edo pendant certaines périodes. Cette mesure a imposé une énorme charge financière aux daimyos, limitant leur capacité à entretenir des troupes susceptibles de menacer le shogun. Dans le même temps, la présence des daimyos à Edo a permis d'injecter des richesses considérables dans la ville. Lorsque Tokugawa Iemitsu, petit-fils de Ieyasu, devint le troisième shogun Tokugawa, la pratique de la résidence à Edo fut institutionnalisée dans le cadre d'une politique visant à maintenir le contrôle central (sankin-kotai) ; un daimyo devait rester à Edo une année complète sur deux.
Une peinture du milieu du 17e siècle illustre le quartier du shogun dans la forteresse d'Edo, construite par Tokugawa Ieyasu. Il installa sa cour dans le château du 15e siècle qu'il agrandit pour en faire un vaste complexe d'un périmètre de 16 kilomètres, aujourd'hui le noyau historique de la ville moderne de Tokyo. Protégée par des murs extérieurs de 12 mètres de haut, la forteresse comprenait plusieurs quartiers, chacun séparé par des murs et des portes. Le quartier principal, Honmaru, abritait la résidence du shogun. Un daimyo ou un samouraï qui venait rendre hommage au shogun traversait un pont avant d'être conduit par un passage jusqu'au palais résidentiel. Protégé par une tour de cinq étages, le palais comportait des salles de réception et des ooku (quartiers des femmes), où des centaines de personnes pratiquaient le tissage et l'ikebana, l'art de l'arrangement floral. Les fonctionnaires allaient et venaient avec des dépêches, les moines sonnaient les cloches et les samouraïs faisaient des démonstrations de tir à l'arc ou s'entraînaient avec des épées en bois appelées bokken.
UNE NOUVELLE DYNASTIE
En 1605, Tokugawa Ieyasu abdique en faveur de son troisième fils, Hidetada. Tokugawa Ieyasu espérait pousser Hidetada à acquérir de l'expérience dans l'exercice du pouvoir tandis qu'il se retirerait dans le rôle d'ogosho, ou shogun de l'ombre. En pratique, cependant, Ieyasu continue à exercer la réalité du pouvoir. En 1611, Ieyasu n'hésite pas à déposer l'empereur Go-Yozei et à le remplacer par Go-Mizunoo. Ce dernier avait l'âge d'épouser la petite-fille de Ieyasu, Masako, union que Ieyasu a dûment arrangée.
En 1614, la quasi-totalité de l'opposition politique ayant été éliminée, il ne restait plus qu'un point faible : Toyotomi Hideyori, le jeune régent que Ieyasu, en tant que membre du conseil de régence, avait juré de protéger. Le shogun avait laissé le jeune homme vivre dans la forteresse d'Osaka et tenté de s'assurer la loyauté de Hideyori en le mariant à l'une de ses filles, Sen. Mais lorsque Hideyori atteignit sa majorité, certains généraux et daimyos virent en lui une alternative plausible au pouvoir de Tokugawa.
Mais Ieyasu, rusé, avait vu venir la menace et s'y était préparé. En 1614, prétextant que Hideyori fomentait une rébellion, Ieyasu conduit son armée à Osaka pour assiéger sa forteresse réputée imprenable. Le siège dure plusieurs mois jusqu'à ce que, en juin 1615, les troupes des deux camps (300 000 soldats au total) s'affrontent dans une sanglante bataille rangée. Se rendant compte de sa défaite, Hideyori se fait seppuku (suicide par éviscération), une pratique considérée comme plus honorable. Les troupes des Tokugawa massacrent les partisans de Hideyori dans un bain de sang qui a laissé les observateurs stupéfaits.
Le marchand espagnol Bernadino de Ávila Girón, qui a assisté aux événements, a ainsi écrit : « Osaka fut ce jour-là la Troie d'Homère. Prises de pitié, les mères ont jeté leurs enfants du haut des murs du château, ou les ont écrasés contre le mur. Je prie Dieu de ne plus jamais assister à un tel enfer. » Au cours de la bataille, Ieyasu n'a fait preuve d'aucune pitié, même envers son arrière-petit-fils Kunimatsu, fils de Hideyori et de Sen. Le garçon, âgé de sept ans seulement, a été décapité, emportant avec lui la lignée des Toyotomi dans la tombe.
Le siège d'Osaka a consolidé l'emprise de la dynastie Tokugawa sur le Japon, qui ne l'a plus lâchée pendant des siècles ; elle a conservé le pouvoir jusqu'à la restauration Meiji en 1868. Tokugawa Ieyasu est mort en 1616 et ses héritiers ont maintenu une autorité absolue sur le Japon, imposant un système de classes strict à son peuple tout en maintenant la nation isolée des puissances étrangères.
Alors que de nombreuses versions officielles considèrent Tokugawa Ieyasu comme un politicien et un héros extraordinaire, son règne et son héritage sont aujourd'hui considérés avec plus d'ambivalence par les historiens. Si le shogun est parvenu à la stabilité, il l'a fait au prix de la suppression des libertés de ses concitoyens. Il a inscrit le nom de Tokugawa dans les annales pour des générations, mais il l'a fait au prix du sang de milliers de personnes.
Un sanctuaire shintoïste a été construit comme mausolée pour Ieyasu par son petit-fils, Iemitsu, le troisième shogun Tokugawa.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.