Depuis 50 ans, Lucy révolutionne la recherche scientifique

Le squelette partiel de la plus célèbre des australopithèques a été découvert en novembre 1974, et son impact aussi bien culturel que scientifique se fait encore sentir aujourd'hui.

De Paige Madison
Publication 26 nov. 2024, 16:57 CET
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Cette reconstitution de Lucy, exposée au musée régional de la Hesse à Darmstadt, en Allemagne, montre à quoi aurait pu ressembler cette ancienne représentante des homininés. Aujourd'hui, cinq décennies après sa découverte, Lucy continue de captiver aussi bien les scientifiques que le public.

PHOTOGRAPHIE DE Thomas Ernsting, Laif, Redux

En décembre 1974, lors de son passage à la douane de l’aéroport de Paris, le paléoanthropologue Donald Johanson a présenté les paquets emballés dans son sac comme des fossiles en provenance d’Éthiopie, ce à quoi le douanier lui a répondu : « Vous voulez dire Lucy ? ». Cet échange, qui peut paraître anodin aujourd’hui, constituait un avant-goût de la popularité à venir de ce fossile qui ne tarderait pas à devenir un véritable phénomène mondial et à bouleverser la recherche scientifique sur l’évolution humaine.

Quelques semaines plus tôt, Johanson et son équipe avaient découvert les ossements d’une australopithèque adulte qui semblait être une lointaine ancêtre des humains actuels. Le squelette attendait encore d’être examiné et analysé par les chercheurs, mais un communiqué de presse avait suffi à le propulser au rang de fossile le plus connu de l’Histoire.

À l’époque, « les origines de l’humanité suscitaient un très grand intérêt », se souvient le paléoanthropologue. Les différentes découvertes réalisées par la famille Leakey et d’autres scientifiques en Afrique du Sud avaient déjà révélé certains détails de notre histoire, en suggérant notamment que nos ancêtres avaient commencé à adopter une posture verticale sur le continent africain il y a des millions d’années et, plus tard, avaient développé un plus grand cerveau accompagné de la capacité d’utiliser des outils.

Les fossiles découverts jusqu’alors étaient néanmoins très incomplets : un crâne d’un côté, une partie d’un pied de l’autre. En outre, tous dataient de moins de 1,75 million d’années, soit nettement moins que ce que l’on pensait être nos ancêtres les plus lointains.

À son arrivée, Lucy a ainsi établi des records en devenant le squelette le plus ancien et le plus complet jamais découvert, tout en confirmant des théories relatives à l’évolution des humains vers la bipédie. D’autres fossiles l’ont depuis dépassée, mais cinquante ans après sa découverte, Lucy reste un véritable symbole de l’évolution humaine.

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Cette reconstitution du squelette de Lucy est exposée au muséum d'histoire naturelle Senckenberg à Francfort, en Allemagne. Depuis sa découverte, les chercheurs tentent de déterminer combien de temps Lucy passait à grimper aux arbres et à se déplacer au sol sur ses deux jambes.

PHOTOGRAPHIE DE Danita Delimont, Alamy Stock Photo

 

LA DÉCOUVERTE DE LUCY

Le 24 novembre 1974, Johanson recherchait des fossiles d’anciens humains, ou homininés, dans la localité de Hadar, dans la région de l’Afar en Éthiopie. C’est alors qu’il a remarqué un os d’avant-bras décorer le flanc d’une colline en érosion. Après avoir récupéré l’os, le paléoanthropologue et son équipe sont rentrés sur leur camp et ont célébré la découverte, en chantant notamment la chanson Lucy in the Sky With Diamonds des Beatles. Le lendemain, sous une chaleur de plus de 40 °C, les chercheurs ont déterré le reste du squelette et ont commencé à le surnommer Lucy. Dans les cercles scientifiques, le spécimen sera plus tard connu sous le nom de AL 288-1, et en Éthiopie, sous le nom de Dinkinesh, qui signifie « tu es merveilleuse » en amharique.

En réunissant sa mâchoire inférieure, des fragments de son crâne, des vertèbres, des côtes, des bras, une partie de son bassin et des jambes, l’équipe est parvenue à reconstituer environ 40 % du squelette de Lucy. L’australopithèque, qui semblait pourtant avoir atteint l’âge adulte, ne mesurait qu’un peu plus d’un mètre.

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    Lucy a fait le tour des États-Unis en 2007 et a fait sa première apparition publique au Musée des sciences naturelles de Houston, au Texas. L'exposition a suscité des critiques, certaines personnes, dont des professionnels des musées, estimant que le fossile était trop fragile pour être déplacé depuis l'Éthiopie.

    PHOTOGRAPHIE DE Dave Einsel, Getty Images

    Les couches de roches volcaniques qui recouvraient les fossiles dataient de 3,2 millions d’années, soit presque le double de l’âge du plus vieil ancêtre homininé jamais découvert à l’époque. Plus impressionnant encore, le deuxième squelette le plus ancien n’était âgé que de 100 000 ans. La découverte d’un spécimen aussi ancien et complet que Lucy était donc remarquable.

    D’après les fragments de son crâne et d’autres découvertes réalisées à Hadar, Lucy semble avoir été dotée d’un petit cerveau, de la taille de celui d’un chimpanzé, ainsi que d’un visage prognathe, mais le reste de son squelette indiquait une posture bien droite, semblable à celle des humains actuels. En 1978, Johanson et ses collègues l’ont officiellement attribuée à une toute nouvelle espèce, baptisée Australopithecus afarensis (qui signifie « singe du sud de l’Afar » en latin), et ont déclaré qu’elle constituait la preuve que nos ancêtres avaient commencé à marcher sur deux jambes avant de développer de plus gros cerveaux.

    Pourtant, même à l’époque, Lucy n’était pas la découverte la plus controversée ou la plus révolutionnaire de l’histoire de la science des origines humaines. Bien qu’elle ait démontré que la bipédie était un signe distinctif précoce d’une lignée africaine, l’Afrique était déjà reconnue comme le berceau de l’humanité depuis des décennies, tout comme l’idée selon laquelle l’acquisition de la bipédie avait précédé l’agrandissement du cerveau.

    L’importance culturelle de Lucy n’a pas tardé à s’étendre au-delà de son statut scientifique. Dès le départ, l’australopithèque avait déjà tout pour devenir une icône : un surnom accrocheur, une découverte spectaculaire, mais surtout, un narrateur enthousiaste en la personne de Johanson.

     

    LA CLÉ DE LA CÉLÉBRITÉ

    En 1974, la famille Leakey, composée de Mary, Louis et leur fils Richard, travaillait depuis plus de dix ans pour mettre au jour des restes d’ancêtres homininés. Leurs découvertes de plusieurs crânes, d’outils en pierre et d’autres fossiles dans les gorges d’Olduvaï en Tanzanie ainsi que sur les rives du lac Turkana au Kenya avaient paru dans divers magazines, dont National Geographic.

    Cependant, malgré des apparitions fréquentes dans les médias, les spécimens découverts par les Leakey, qui se voyaient donner des surnoms comme Nutcracker Man (« casse-noisette ») ou Dear Boy (« cher garçon »), n’ont jamais atteint le statut de célébrité. « Il n’y avait tout simplement pas de fossiles auxquels les Américains ou les Européens parvenaient à s’identifier », explique Kaye Reed, paléoanthropologue à l’Université d’État de l’Arizona. 

    Même Johanson ne parvient pas à expliquer totalement le parcours de Lucy, passée d’une inconnue cachée dans les hauts plateaux éthiopiens à un symbole suffisamment célèbre pour être reconnu dans les aéroports. « J’ai retourné le souvenir de nombreuses fois dans ma tête pour essayer de comprendre ce qui a fait qu’elle a attiré autant d’attention. »

    Son surnom, très humain, « affectueux et facile à retenir », selon les mots de Johanson, a sans doute joué un rôle. Ou peut-être est-ce davantage lié au fait qu’il s’agissait d’un « squelette partiel, que nous pouvons donc plus facilement relier à un vrai individu ».

    D’autres attribuent quant à eux cette célébrité à l’engagement « sans relâche » de Johanson dans la communication scientifique liée à la découverte. Son ouvrage Lucy : une jeune femme de 3 500 000 ans, publié en 1981, a en effet très vite rejoint la liste des best-sellers et a donné lieu à des apparitions dans des programmes et documentaires télévisés. « Nous le devons en grande partie aux écrits, aux interviews et aux conférences de Johanson », affirme Zeray Alemseged, paléoanthropologue à l’Université de Chicago.

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    Lucy présente des caractéristiques similaires à celles des humains et des chimpanzés. Cette autre reconstitution est exposée au musée de l'Homme de Néandertal de Mettmann, en Allemagne, en 2019.

    PHOTOGRAPHIE DE Martin Meissner, AP Photo

    Âgé de 31 ans à peine au moment de la découverte de Lucy, le jeune Johanson semblait tout aussi à l’aise devant une caméra lors de ses excursions dans le désert que lors de discussions avec des journalistes à des heures de grande écoute. Plus tard, les médias l’ont décrit comme « un homme d’une grande grâce naturelle », ou comme un « Indiana Jones habillé en Armani ». Le chercheur se souvient toutefois avoir été « très maladroit et beaucoup trop technique » au début, avant de recevoir des conseils de la part du vulgarisateur scientifique Carl Sagan.

    Ensemble, le surnom accrocheur, le squelette inhabituellement complet et l’approche de Johanson ont permis à Lucy de devenir un personnage auquel le public pouvait s’identifier. Loin de la traiter comme un vieux tas d’os poussiéreux, Johanson l’humanisait. Dans de nombreux documentaires, il rappelle subtilement au spectateur que Lucy était autrefois un être vivant, en évoquant le site de sa découverte non seulement comme l’endroit où il a mis au jour ses fossiles, mais aussi comme « l’endroit même où elle a perdu la vie, il y a toutes ces années ».

     

    LA SCIENCE SOUS LES PROJECTEURS

    Grâce à cette humanisation de nos ancêtres lointains, la science des origines humaines est devenue plus populaire que jamais auparavant, et Johanson a tiré parti de cet élan pour fonder, en 1981, l’Institut des origines humaines à Berkeley, en Californie. Outre la recherche et le travail sur le terrain, le scientifique a décidé que la vulgarisation des découvertes pour le public devait constituer un pilier de cette nouvelle organisation, et ce dès le départ.

    Lucy a en effet offert la possibilité d’éduquer le plus grand nombre, d’aller à la rencontre aussi bien des enfants que des adultes « et de leur présenter tout simplement notre travail », se souvient Reed, l’un des premiers membres du corps enseignant de l’Institut.

    Cependant, tout le monde au sein de l’institut n’appréciait pas le lien que Johanson entretenait avec le public, certains chercheurs estimant qu’il privilégiait les relations publiques au détriment de la science. Le conflit s’est soldé par le départ de plusieurs géologues et par le transfert de l’Institut à l’Université d’État de l’Arizona en 1997. Cette année-là, William Kimbel, collègue de Johanson, a commenté dans le Phoenix New Times que, si les scientifiques qui réalisent ces recherches « ne sont pas en mesure d’en communiquer les résultats au public, c’est que quelque chose ne va pas ». La vulgarisation, la collecte de fonds et la recherche ont donc continué à progresser ensemble.

    Ces efforts ont permis de financer des travaux de terrain qui ont notamment contribué à faire d’Australopithecus afarensis l’une des espèces d’homininés les mieux représentées au monde. Plus de 400 spécimens ont été reconnus sur une demi-douzaine de sites en Éthiopie et au Kenya, la plupart à Hadar, et les recherches ne sont pas terminées. Des découvertes plus récentes, dont plusieurs crânes presque complets, ont permis de révéler que l’espèce avait vécu il y a entre 3,9 et 3 millions d’années et avait un régime alimentaire varié, et qu’elle était donc plus flexible que les autres homininés qui l’ont précédée.

     

    L’IMPACT DE LUCY, 50 ANS PLUS TARD

    Aujourd’hui, les chercheurs spécialisés dans l’évolution humaine ont toujours connu Lucy. Chris Campisano, paléoanthropologue à l’Université d’État de l’Arizona, se souvient avoir lu le livre de Johanson quand il était au lycée, une expérience qui a éveillé son intérêt pour la recherche de fossiles d’homininés en Afrique. C’est désormais lui qui dirige les recherches à Hadar. « Je n’aurais jamais imaginé que, pour le 50e anniversaire de la découverte de Lucy, ce serait moi qui dirigerais le projet », confie-t-il.

    Aujourd’hui, l’institut fondé grâce à la découverte de Lucy est toujours à la tête de la recherche paléoanthropologique dans le monde ; grâce à la combinaison d’éducation et de collecte de fonds, son impact s’est étendu bien au-delà du site de Hadar.

    La célébrité du fossile a eu un « effet domino », explique Alemseged, qui est éthiopien et a rencontré Lucy pour la première fois alors qu’il travaillait au Musée national d’Éthiopie à Addis-Abeba, où elle est actuellement conservée dans un coffre-fort spécialement conçu à cet effet.

    Le paléoanthropologue était post-doctorant au sein de l’institut lorsqu’il a guidé la toute première équipe éthiopienne sur le site de Dikika, de l’autre côté de la rivière Awash, à Hadar. Il y a découvert un jeune spécimen remarquablement complet appartenant à la même espèce que Lucy, Australopithecus afarensis. Âgé de seulement 2,4 ans au moment de sa mort, l’enfant, baptisé Selam, ce qui signifie « paix » en amharique, s’est rapidement vu donner le surnom de « bébé de Lucy », bien qu’il ait vécu 200 000 ans avant cette dernière.

    Malgré le nombre croissant de fossiles de l’espèce Australopithecus afarensis retrouvés par les chercheurs, Lucy reste encore aujourd’hui la référence en la matière. Selon Alemseged, « il est très difficile de ne pas évoquer Lucy lorsque l’on parle de nouvelles découvertes », et tous les autres fossiles sont systématiquement comparés à elle. « Dès que l’on trouve quelque chose, on nous demande si c’est plus ou moins ancien, ou plus ou moins grand que Lucy. »

    Aujourd’hui, Lucy n’est plus l’ancêtre humain le plus ancien ou le plus complet jamais découvert. Sahelanthropus tchadensis, vieux de 7 millions d’années, et Orrorin tugenensis, vieux de 6 millions d’années, se disputent désormais le titre de plus vieux fossile, et le squelette de « Little Foot », un australopithèque mis au jour en Afrique du Sud, est quant à lui complet à plus de 90 %.

    Le statut d’icône de Lucy n’a pourtant jamais été égalé. Les scientifiques ont tenté de donner de nouveaux surnoms à leurs découvertes, comme « Little Foot », « Ardi » pour Ardipithecus, ou encore « Neo » pour un spécimen d’Homo naledi retrouvé en Afrique du Sud, mais aucun ne sera parvenu à avoir autant de succès que celui de Lucy.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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