Pour la NASA, la quête de vie extraterrestre commence sur Terre

Europe, Encelade et Titan... ces lunes accueilleront bientôt trois missions spatiales à la recherche d'une autre forme de vie. Pour préparer ces missions, les scientifiques testent leurs techniques dans les recoins les plus sombres de notre planète.

De Nadia Drake
Publication 17 sept. 2023, 09:06 CEST
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Sous son épaisse croûte de glace fissurée par endroits, Encelade, une lune de Saturne, dissimule un immense océan qui pourrait contenir tous les ingrédients nécessaires à la vie telle que nous la connaissons.

PHOTOGRAPHIE DE False-color mosaic of 21 images by NASA, JPL, Space Science Institute

D'un tour de main sur l'accélérateur de ma motoneige, je m'élance en glissant sur une mer de neige et de glace. Dans la pénombre du crépuscule, le paysage se pare de nuances bleues célestes. Je regagne la ville après une journée passée à arpenter l'un des fjords glacés qui constellent l'archipel norvégien du Svalbard, ce chapelet d'îles montagneuses du Haut-Arctique où le ballet des aurores boréales anime le ciel pendant que les narvals, les morses et les bélugas patrouillent les mers.

Nous sommes au mois de mars et cela fait maintenant un mois que le Soleil a fait son grand retour dans le ciel. Je suis en compagnie d'une demi-douzaine de scientifiques venus traquer une forme particulière de relief appelée pingo, ou plus précisément les microbes qui habitent ces dômes ancrés dans le pergélisol, dont la taille peut aller du monticule à la petite colline. Au fil des saisons, les pingos se gonflent et se contractent, au gré du gel et de la fonte de l'eau qui les traverse. Leur comportement s'apparente à une éruption de glace, au ralenti. Alors que la température avoisine les -26 °C, les scientifiques emmitouflés et armés multiplient les allers-retours vers leurs différents sites d'étude, où ils prélèvent de l'eau et des carottes de glace tout en restant attentifs aux ours polaires.

Si ces chercheurs s'intéressent aux microbes qui peuplent les pingos, c'est pour en apprendre plus sur la façon dont la vie extraterrestre pourrait survivre ailleurs dans notre système solaire, notamment sur des lunes où une épaisse croûte de glace recouvre d'immenses océans. En hiver, la vie au sein d'un pingo « se passe totalement d'énergie solaire, en exploitant uniquement l'énergie chimique, » explique Dimitri Kalenitchenko, directeur du projet et microbiologiste à l'université de Tromsø, en Norvège

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Éclairé par les motoneiges au beau milieu de l'archipel du Svalbard, en Norvège, le photographe Carsten Peter prend de la hauteur à l'aide d'un drone pour capturer la taille de cette formation en dôme, le plus grand pingo de la région. Le microbiologiste Dimitri Kalenitchenko, qui étudie les microbes vivant dans un réservoir sous le pingo et sa glace, travaille sur une arête voisine, enveloppé dans la nuit polaire.

PHOTOGRAPHIE DE Carsten Peter

L'histoire de la vie privée de soleil sur Terre est relativement récente. Pendant longtemps, « nous avons pensé que la vie sur cette planète était principalement cantonnée à la surface et entièrement dépendante de la photosynthèse, » indique Barbara Sherwood Lollar, géologue à l'université de Toronto, où elle étudie les microbes installés dans les entrailles de la Terre. Puis, à la fin des années 1970, le sous-marin Alvin est allé explorer une cheminée hydrothermale océanique à proximité des îles Galapagos, où il a découvert un écosystème florissant à plus de deux kilomètres sous la surface, ce qui a bouleversé à jamais notre conception des limites de la vie. « C'est le genre d'événement qui nous force à rester humbles, » déclare Sherwood Lollar. « Même sur notre propre planète, nous continuons à trouver des processus, des environnements dont nous ignorions totalement l'existence. »

De la même façon, les scientifiques ont longtemps conditionné l'habitabilité d'un monde en fonction de sa distance avec le Soleil. Cette vision offrait un tableau incomplet de la situation. Désormais, trois lunes lointaines réchauffées par les forces gravitationnelles générées par leur planète attirent les scientifiques avec leurs promesses de vie extraterrestre dans leurs océans : Europe, lune de Jupiter, où une mer salée contenant plus d'eau que l'ensemble des océans terrestres s'agite sous une carapace de glace ; Encelade, lune de Saturne, elle aussi recouverte d'une croûte de glace dissimulant un océan planétaire qui jaillit à travers les fissures de son pôle sud ; et Titan, une autre lune de Saturne, avec son étrange surface composée de lacs d'hydrocarbures liquides et son cœur renfermant un océan. D'après les observations, chacun de ces satellites naturels possède la chimie, l'eau et l'énergie nécessaires pour entretenir la vie telle que nous la connaissons… ou telle que nous ne la connaissons pas.

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    ALIEN OCEANS_MM9150-ice core

    L'astrobiologiste et explorateur National Geographic Kevin Hand (à genoux, à droite) aide Kalenitchenko (à l'extrême droite) à prélever une carotte de glace sur l'un des pingos du Svalbard, proximité de la ville de Longyearbyen. Dans cet habitat sombre et glacial, les populations de microbes pourraient survivre à l'aide de stratégies similaires aux potentielles formes de vie établies sur certaines lunes glacées de notre système solaire. 

    PHOTOGRAPHIE DE Carsten Peter

    Bientôt, ces lointains océans pourraient nous apprendre qu'ils sont habités. La sonde JUICE de l'Agence spatiale européenne fait actuellement route vers le système jovien pour surveiller la géante gazeuse et ses lunes glacées, notamment Europe. L'année prochaine, la sonde Europa Clipper de la NASA quittera la Terre en mettant le cap sur Europe afin de percer les mystères qui entourent sa croûte et sa mer salée. Dans quelques années, la mission Dragonfly de l'agence spatiale américaine lancera un octocoptère en direction de Titan, avec à son bord toute une série d'instruments capables de détecter d'éventuels signes de vie à la surface brumeuse du satellite naturel de Saturne. Des missions vers Encelade sont également en cours de préparation. « Nous vivons une époque fascinante pour les planétologues, » témoigne Morgan Cable du Jet Propulsion Laboratory (JPL) de la NASA. « Pour la première fois dans l'histoire de l'Homme, nous allons peut-être trouver la vie ailleurs. »

    Après plusieurs décennies de planification, ces missions se chiffrent en milliards de dollars. Pour mettre toutes les chances de leur côté dans l'exploration astrobiologique de contrées aussi éloignées, les scientifiques mettent à l'épreuve instruments et techniques dans les recoins les plus sombres de notre propre jardin. Même si la chimie qui anime la surface de Titan est difficile à reproduire sur le terrain, les océans dissimulés dans les entrailles de ces trois lunes pourraient ne pas être si différents de nos environnements aquatiques. De la surface terrestre à ses grottes les plus profondes, ces enquêtes de terrain étudient certaines des créatures les plus extraterrestres de notre planète. Leurs découvertes pourraient même écrire l'histoire des origines de la vie sur Terre… ou ailleurs.

    Ce soir-là dans la plus grande ville du Svalbard, emmitouflée dans les couvertures pour mieux guérir de la morsure de l'Arctique, mon regard s'est tourné vers la fenêtre, juste à temps pour apercevoir un homme et son téléphone braqué sur le spectacle donné par le ciel. Dehors, dans le froid, des rubans de lumière virevoltaient au-dessus de nos têtes. Ce décor d'un autre monde s'illuminait de lueurs cosmiques. La scène était presque trop parfaite.

    Ma première empreinte dans la neige du Svalbard, je l'ai laissée il y a quatre ans, alors que je m'apprêtais à embarquer sur le Kronprins Haakon, un brise-glace norvégien flambant neuf à l'époque, en compagnie d'une trentaine de scientifiques et ingénieurs. Après avoir levé l'ancre sur les quais de Longyearbyen, nous avons mis le cap sur une parcelle fracturée du plancher océanique, au nord du Groenland. Là, à près de cinq kilomètres de profondeur, il jaillit de la Terre des torrents bouillonnants de liquide noir, une formation connue sous le nom de champ hydrothermal Aurora. Ces éruptions naissent de la rencontre entre l'eau salée et la roche surchauffée qui s'étale sous le plancher océanique, une rencontre qui fournit la chaleur et les éléments chimiques nécessaires à la prolifération des organismes. « Ils peuvent abriter toutes sortes de formes de vie aussi étranges que merveilleuses, » m'avait expliqué Chris German alors que nous faisions route vers le nord. Ce spécialiste en géochimie marine pour le Woods Hole Oceanographic Institution a consacré près de quarante ans à l'étude des cheminées hydrothermales. Recouvert d'une couche de glace permanente, Aurora pourrait être le parfait équivalent des fonds marins qui tapissent Europe et Encelade.

    Pour explorer ce champ hydrothermal, German et ses collègues ont apporté l'un des sous-marins inhabités les plus performants au monde : un véhicule orange de la taille d'un minibus baptisé NUI, pour Nereid Under Ice. Tapissé de stickers, évoquant pour certains une récente collaboration entre Woods Hole et la NASA, l'engin à trois millions de dollars est conçu pour explorer les écosystèmes sous-glaciaires. Il peut plonger à 5 000 mètres et parcourir 40 kilomètres latéralement, pour des sorties allant jusqu'à la demi-journée. Le NUI fonctionne de manière autonome, même s'il peut également être piloté à distance. En observant les profondeurs à travers la retransmission en direct des caméras du submersible, les scientifiques peuvent lui indiquer des sédiments ou des organismes à recueillir.

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    Gigantesque et gazeuse, l'une des lunes de Saturne, Titan, compte parmi les lieux les plus intrigants de notre système solaire sur le plan astrobiologique. Autrefois, les scientifiques déterminaient l'habitabilité d'un astre en fonction de la distance qui le séparait du Soleil. Cependant, certaines lunes, comme Titan, sont réchauffées par la force gravitationnelle exercée par la planète autour de laquelle elles orbitent, ce qui pourrait en faire des environnements fertiles.

    PHOTOGRAPHIE DE MOSAIC OF SIX IMAGES BY NASA, JPL-Caltech, Space Science Institute

    « Dans notre vision, NUI serait un peu l'Australopithecus ou l'Homo habilis des sondes spatiales qui visiteront un jour Europe, » avait expliqué Kevin Hand à l'équipage alors que le navire brisait la croûte de glace de notre chère planète. Pour cet explorateur National Geographic et astrobiologiste au Jet Propulsion Laboratory de la NASA, Europe est une cible de choix pour répondre à la question que tout le monde se pose : sommes-nous seuls dans cet univers ?

    Pendant plusieurs jours, une glace épaisse, trop dense pour le navire, a ralenti notre voyage vers les cheminées. Même si le trajet était délicat, la glace relativement fine de l'océan Arctique reste une version édulcorée de la carapace qui recouvre les océans extraterrestres. Sur Encelade, l'épaisseur de la glace ne dépasserait pas le kilomètre et demi autour du pôle sud, mais sur Europe l'histoire est tout autre. Cette coquille de glace et la composition de la surface sont les deux priorités des équipes investies dans les missions Europa Clipper et JUICE. Ces sondes spatiales effectueront plusieurs survols de la lune Europe afin de mesurer l'épaisseur de la glace et ses différentes couches, ainsi que l'océan sous-jacent, dans l'espoir de recueillir suffisamment de renseignements pour permettre aux futures missions d'accéder à l'eau.

    Lorsque la sonde Cassini de la NASA est allée explorer le système de Saturne entre 2004 et 2017, elle a eu l'occasion d'analyser le nuage de gaz d'Encelade et a identifié différents sels, de la silice, des molécules organiques et de l'hydrogène moléculaire, autant de signes d'une activité de fond marin. Elle a également détecté du phosphore, un élément crucial pour la vie sur Terre. Le rôle du NUI lors de ce voyage était d'établir un premier contact visuel avec le champ hydrothermal Aurora afin de déterminer s'il alimente des réactions chimiques nécessaires à la survie de formes de vie abyssales, peut-être le type d'organisme capable de s'épanouir dans les mers extraterrestres sombres et recouvertes de glace en permanence.

    Deux jours après notre arrivée aux abords du mont sous-marin Aurora, le NUI a effectué sa première plongée. Alors que le sous-marin orange disparaissait dans l'obscurité polaire, la neige tombait délicatement sur les champs de fleurs de givres qui tapissaient la glace. Il a fallu plusieurs heures au véhicule pour atteindre le plancher océanique. Dans la salle de contrôle, un pilote était à la manœuvre. Après un temps, il m'a tendu le joystick et nous avons plaisanté quelques instants sur le record que je venais d'établir : la première femme à piloter à distance un sous-marin à une telle profondeur en Arctique. Loin de moi l'idée de tenir le score… mais il était 9 h 19 et le véhicule évoluait à 2 775 mètres de profondeur,

    Une heure plus tard, les ennuis commençaient. Alors que le NUI approchait de sa destination, ses systèmes embarqués se sont éteints les uns après les autres, puis le pilote a signalé la perte de contrôle du véhicule. Dans la foulée, l'équipe a ordonné au véhicule de larguer ses poids de lestage pour amorcer une remontée vers la surface, mais le NUI s'est mis à sombrer de plus belle. Quelques minutes plus tard, l'affichage de la profondeur dessinait sur l'écran une ligne tragiquement plate, le sous-marin venait de toucher le fond. Le largage des poids avait peut-être échoué, ou une voie d'eau était peut-être apparue sur le véhicule, il s'était rempli d'eau et était désormais trop lourd pour regagner la surface.

    Sur une échelle de zéro à dix, à quel point êtes-vous inquiet ? « Dix, » m'a répondu German. « Dix. Il y a un vrai risque que ça tourne très mal. » Rentrer sans le NUI, l'instrument le plus précieux de l'équipe, le potentiel précurseur des sous-marins spatiaux de demain, serait « vraiment atroce, » a-t-il ajouté, avant de poursuivre ; « Il est si proche des cheminées que si l'on pouvait allumer ses caméras, on se retrouverait nez à nez avec Aurora. »

    Trois jours sont passés. Trois jours pendant lesquels l'équipe du NUI  contrôlait régulièrement la position du sous-marin dans l'attente d'une évolution, alors que d'autres membres de l'équipage unissaient leurs forces pour bricoler à l'aide des pièces de rechange un sous-marin digne des plus belles réalisations de MacGyver. Ils préparaient une mission de sauvetage désespérée qui, d'après ce que j'ai pu comprendre, impliquait de repêcher le NUI à l'aide du submersible de fortune, dont la taille approchait celle d'une boîte à chaussures.

    Ce matin-là, les nouvelles étaient bonnes : le NUI était en cours de remontée. L'ultime dispositif de secours avait fonctionné. Il s'agissait d'un fil métallique corrodable auquel étaient attachés les poids de lestage du sous-marin. Il avait simplement fallu plus de temps que les 24 heures prévues pour que le fil soit entièrement rongé par l'eau de mer salée, probablement en raison du ralentissement des réactions chimiques occasionné par les températures glaciales de l'océan Arctique. Dans l'après-midi, le NUI était de retour à bord du brise-glace, après avoir eu l'heureuse idée de faire surface sous l'un des rares endroits recouverts d'une fine pellicule de glace, au lieu de la couche épaisse qui recouvre la majorité de la zone. « Je pense qu'il nous comprend, » avait lâché German.

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    Avec l'aide de la spéléologue Valentina Mariani (en haut, à gauche), l'explorateur National Geographic Kenny Broad (au centre) et Nadir Quarta se préparent à plonger dans le Lago Verde, au cœur du réseau de grottes de Frassassi, en Italie. Dans ces eaux sombres et toxiques, des populations de microbes survivent en déjouant tous les pronostics. Certains d'entre eux utiliseraient le sulfure d'hydrogène et son odeur nauséabonde pour alimenter l'un des processus métaboliques les plus anciens au monde. Ce type d'écosystème privé de lumière pourrait offrir une fenêtre sur les potentiels procédés chimiques porteurs de vie dans les océans extraterrestres.

    PHOTOGRAPHIE DE Carsten Peter

    Le NUI n'aurait pas la chance d'explorer le champ Aurora au cours de cette expédition, mais les cheminées n'étaient pas pour autant hors d'atteinte. Le soir même, avec la coopération des mouvements de la banquise, le brise-glace a eu droit à un passage à la verticale du champ hydrothermal, en traînant une caméra de pointe juste au-dessus du plancher océanique. Comme l'ont révélé les images, Aurora abritait un immense fumeur noir, un orifice approchant les deux mètres de large à travers lequel jaillissaient des minéraux sulfurés et surchauffés. En revanche, Aurora faisait plutôt figure de contrée dépeuplée dans le monde des cheminées hydrothermales, m'expliquait Eva Ramirez-Llodra, la directrice scientifique adjointe de l'expédition. Nous n'avons repéré qu'une poignée d'escargots et de crustacés, aucun signe des spectaculaires vers tubicoles ou des mollusques que l'on retrouve habituellement autour des autres cheminées abyssales. Malgré tout, au beau milieu de cette désolation s'épanouissait un jardin d'éponges de verre. Souvent reléguées au statut de créatures à peine vivantes, ces dentelles océaniques étaient à première vue les seuls organismes présents en abondance dans les parages. Leurs squelettes sont en grande partie composés de silice, au lieu du traditionnel carbonate de calcium, et ce n'est pas sans raison. Dans les profondeurs, la silice est un élément répandu et la vie a trouvé un moyen de l'utiliser à travers ces curieuses éponges.

    Malgré tous les problèmes rencontrés lors de ce voyage, le groupe a réussi à établir un premier contact visuel avec Aurora. Les cheminées étaient actives et encore plus mystérieuses que prévu. La plus grande cheminée du champ était également le fumeur noir le plus massif jamais observé par German au cours de sa carrière.

     

    UN OCÉAN DE GLACE

    L'océan Arctique est parfois plus froid que ses homologues du système solaire. Pour une personne aussi frileuse que moi, ce n'est pas toujours une partie de plaisir. Cela dit, le froid humide et pénétrant d'une grotte italienne s'est avéré bien pire. Il s'est glissé au plus profond de moi et a refusé de partir. Pourquoi les incubateurs de vie du système solaire n'offrent-ils pas un climat plus tropical ?

    En février dernier, j'ai visité les grottes de Frassassi, dans le centre de l'Italie, en compagnie de scientifiques lancés sur les traces des créatures les plus mystérieuses de la planète : les microbes qui peuplent les eaux souterraines de la grotte. Dans ces eaux toxiques et pauvres en oxygène, ces improbables populations vivent de la lente combustion de l'eau qui interagit avec la roche, produisant au passage des carburants métaboliques comme le sulfure d'hydrogène et le méthane, tout comme les organismes associés aux cheminées hydrothermales océaniques.

    Les scientifiques pensent que ces réactions chimiques pourraient exister sur les lunes de glace. Ils soupçonnent également une certaine similarité entre l'environnement chimique de Frassassi et celui des premiers océans terrestres, où les graines de la biologie terrestre ont pu être plantées. « À sa naissance, la Terre était une tout autre planète, » indique Jennifer Macalady, géomicrobiologiste à l'université d'État de Pennsylvanie et exploratrice régulière de la grotte depuis plus de 20 ans. « Si nous pensons que cet aquifère ressemble aux premiers océans terrestres, et que ces derniers partagent des points communs avec les océans d'autres planètes, c'est l'endroit idéal pour aiguiser nos compétences en matière de détection de vie. »

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    Les géomicrobiologistes Dani Buchheister (à gauche) et Jennifer Macalady analysent des échantillons de biofilm prélevés à Lago Verde. Ces mystérieuses populations microbiennes forment parfois une structure noire et filandreuse, la gelée extraterrestre des cavernes, qui a d'ailleurs effrayé les plongeurs à l'origine de la découverte. Les échantillons font actuellement l'objet d'un séquençage ADN.

    PHOTOGRAPHIE DE Carsten Peter

    La plus grande salle du réseau souterrain a été découverte dans les années 1970. Avec ses 65 étages de hauteur sous plafond, elle est si grande que l'on pourrait y placer la cathédrale de Milan, un étalon de mesure important pour les Italiens. En revanche, les seules gargouilles présentes ici-bas ont été sculptées, goutte après goutte, par le lent ruissellement d'une eau chargée en minéraux. En traversant cette salle froide et humide, on a l'impression d'avoir gagné le ticket d'or pour la chocolaterie de Willy Wonka, sauf que les préparations sont l'œuvre du calcaire, de l'eau et de l'acidité. Scintillantes, visqueuses et truffées de cristaux, certaines stalagmites se dressent à près de 20 mètres du sol et sont aussi larges que le tronc d'un vieux séquoia.

    Personne ne connaît l'étendue réelle du réseau de lacs de Frasassi, tous reliés par un vaste aquifère souterrain. « Il n'y a pas eu beaucoup de plongées dans la nappe aquifère de Frasassi. Premièrement, parce qu'elle est toxique et, deuxièmement, parce que l'accès est difficile à obtenir. Il faut être très bon sur la corde, il faut être assez solide et il faut aussi être plongeur, » m'avait expliqué Macalady. Lors de sa première visite à Frasassi, elle n'avait aucune expérience de spéléologie ; aujourd'hui, c'est une spéléologue confirmée qui parle couramment italien. Son chien s'appelle d'ailleurs Lavastoviglie, ce qui signifie lave-vaisselle en italien, une véritable passion canine.

    Au plus profond de la nappe phréatique, une eau douce et claire recouvre une couche d'eau salée saturée en sulfure d'hydrogène, une substance toxique. Cette couche inférieure remonte des profondeurs de la Terre et en plus d'être nauséabonde, elle est également anoxique, c'est-à-dire dépourvue d'oxygène dissous qui pourrait alimenter les métabolismes microbiens. « On s'attendait à ne presque rien trouver dans cette couche de sulfure d'hydrogène, » m'avait dit Macalady. « Contre toute attente, nous avons découvert une forêt de microbes qui avait réussi à s'adapter. »

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    À quatre kilomètres sous une couche de glace permanente de l'océan Arctique, le champ hydrothermal Aurora est presque aussi extraterrestre que les fonds marins d'Encelade, une lune de Saturne, et d'Europe, une lune de Jupiter. Pour en savoir plus sur les réactions géochimiques capables d'alimenter des écosystèmes en absence de lumière du soleil, les scientifiques ont prélevé des échantillons de liquide déversé par un fumeur noir actif, baptisé Ganymède, à l'aide du ROV Aurora en 2021.

    PHOTOGRAPHIE DE Photographie extraite d'une vidéo de REV OCEAN/HACON, HACON

    En 2004, des plongeurs italiens ont découvert que la couche toxique de l'un des lacs de Frasassi, le Lago Infinito, était peuplée de curieux habitants. Des populations coopératives de microbes visibles sous la forme de biofilms noirs et filandreux suspendus aux parois rocheuses immergées. À certains endroits, ces tentures au style gothique dépassaient le mètre de longueur. Effrayés par ces étranges formations dans un environnement considéré comme stérile, les plongeurs avaient immédiatement pris la fuite. « Quand on voit cette matière visqueuse aux allures extraterrestres, on n'a qu'une seule envie : faire demi-tour, » avait lâché Macalady, d'un air impassible.

    Les microbes de Frasassi qui intéressent particulièrement Macalady sont les autotrophes, des organismes capables de créer leur propre nourriture à partir de gaz et de minéraux. Ces microbes sont apparus dans plusieurs lacs souterrains avec différentes formes, tantôt noirs et tentaculaires, tantôt gris et duveteux. D'après les premiers résultats, ces excroissances surnaturelles seraient le fruit de la collaboration entre plusieurs milliers d'espèces. Certaines présentent des séquences génétiques reconnaissables, mais aucune n'est entièrement connue par la science, Macalady allant même jusqu'à qualifier une bonne partie d'entre elles de « matière noire génétique », l'inconnu unicellulaire. Ce n'est pas la première fois que les chercheurs ont rendez-vous avec l'inconnu, mais à mesure que la science multiplie les séquençages de microbes, il « devient de plus en plus rare de trouver une population qui possède autant de cette matière noire génétique, » explique-t-elle.

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    Sur le plancher désert de l'océan Arctique à proximité du champ hydrothermal Aurora, la vie s'accommode des maigres ressources à sa disposition. Ci-dessus, une crevette rouge nage au-dessus d'une éponge de verre, une créature majoritairement composée de silice, un élément présent en abondance sur le plancher océanique.

    PHOTOGRAPHIE DE Photographie extraite d'une vidéo de OBS, AWI TEAM, AWI TEAM

    Au cours de ce voyage, l'une des étudiantes de Macalady, Dani Buchheister, espérait que les plongeurs puissent collecter des biofilms afin de tromper les mystérieux autotrophes en les incitant à poursuivre leur croissance dans un laboratoire. Si elle y parvient, elle sera peut-être en mesure de percer les secrets de l'identité des microbes et de leur survie dans ces eaux toxiques et étouffantes, sans perdre de vue les éventuelles répercussions pour la vie ailleurs dans l'univers. « J'ai acquis la conviction que si nous trouvons un jour de la vie dans notre système solaire, ce sera probablement dans les environnements en sous-surface, » déclare Buchheister, qui a grandi en Floride et apercevait de temps à autre les nuées flamboyantes tracées par les fusées lancées depuis cap Carnaveral. « Si j'ai choisi la microbiologie, c'est parce que je pense que les microbes sont de parfaits exemples des extrêmes du vivant qui repoussent sans cesse les limites du possible pour la vie telle que nous la connaissons. »

    Voilà comment nous nous sommes retrouvés sur les berges boueuses du Lago dell'Orsa, après une descente en rappel de 25 mètres depuis le sentier ouvert à la visite. Deux plongeurs venaient de s'enfoncer dans l'eau froide et turquoise en quête de biofilms, mais dix minutes plus tard, un seul d'entre eux avait refait surface. Il est immédiatement reparti à la recherche de son partenaire, Nadir Quarta, à travers un dédale de tunnels mal cartographiés. « Pourquoi ils ne sont pas revenus à deux, je ne comprends pas, » se demandait Macalady, balayant l'obscurité de sa lampe frontale tout en se balançant sur la roche glissante. L'heure était au silence et seul le ploc, ploc, ploc des gouttes martelant le sol de la grotte résonnait à travers toute la salle.

    Après une éternité (ou quelques minutes), nous avons fini par entendre les gargouillements de deux plongeurs regagnant la surface. « Eh bien, c'était une expérience assez terrifiante, » s'est exclamé Broad encore flottant. Lauréat du prix Rolex National Geographic Explorer of the Year en 2011 et anthropologue à l'université de Miami, Broad était l'un des rares plongeurs qualifiés pour cette expédition, qui nécessitait une bonne maîtrise des recycleurs ainsi qu'une expérience de la photographie sous-marine et du prélèvement d'échantillons pour la science. Quarta venait quant à lui de Suisse. Lors de leur plongée, le duo s'est perdu de vue et Quarta a emprunté un couloir qu'il qualifiait de « chaotique ». Sous l'eau, avec la faible visibilité, il était impossible pour Broad de le retrouver, une situation alarmante pour tout plongeur.

    Une fois rassurée quant à leur état, Macalady leur a demandé : « Vous avez vu une sorte de duvet gris ? »

     

    RECHERCHES EN PROFONDEUR

    Lors de sa seconde sortie dans les eaux glaciales du Lago dell'Orsa, une plongée à 20 mètres qu'il décrit comme « assez peu profonde », Broad a rempli cinq grandes seringues de biofilms diaphanes, une matière si fragile qu'elle se déchirait à la moindre secousse. De retour à la station de terrain, il s'est étiré en s'efforçant de retrouver une température normale. « Visuellement, ce n'était pas très impressionnant, » a-t-il pensé à voix haute. « Mais les grottes ont vraiment ce côté extraterrestre, c'est indéniable, comme un portail vers un autre monde. »

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    En 2005, la mission Cassini de la NASA a largué une sonde de l'Agence spatiale européenne dans le nuage de nitrogène qui enveloppe Titan. Pendant ses deux heures et demie de descente, la sonde a pris les photographies présentées ci-dessus à quatre altitudes en projection de Mercator. Elles révèlent que la surface de ce satellite ressemble à s'y méprendre aux paysages terrestres, mais la chimie est bel et bien extraterrestre : le méthane et l'éthane remplacent les liquides et une glace compacte fait office de roche.

    PHOTOGRAPHIE DE ESA, NASA, JPL, University of Arizona

    Lorsque nous avons retrouvé les autres au laboratoire de terrain, Macalady avait déjà placé une partie des biofilms sous le microscope. À travers l'oculaire, je me retrouvais enfin face à ces curieux intraterrestres. Leurs filaments grisâtres rappelant les fibres du coton étaient constellés de points noirs, des amas de pyrite, peut-être le signe d'un processus métabolique primordial qui transforme le sulfure d'hydrogène en pyrite et en hydrogène gazeux. Pour les scientifiques, un processus aussi peu gourmand en énergie pourrait être à l'origine des premières formes de vie sur Terre, mais personne n'a encore jamais trouvé de preuve pour étayer cette théorie… peut-être jusqu'à ce jour. « Ce sont des polyframboïdes de pyrites, le produit résiduel du métabolisme que nous recherchons, » m'avait expliqué Macalady en m'indiquant les petites sphères. « C'est un indice. »

    La résolution de ce mystère et l'identification des microbes dépendront de la réussite de Buchheister dans son projet de croissance en laboratoire. La mission s'annonce délicate pour plusieurs raisons, la première étant l'intervalle de division cellulaire de ces microbes, qui d'après les premières estimations de l'équipe pourrait être très long, peut-être une fois par siècle ou par millénaire. Il y a si peu d'énergie à leur disposition dans les profondeurs de l'aquifère de Frasassi que ces microbes ont trouvé le moyen de survivre avec ce qu'ils ont, tout comme les éponges de verre qui peuplent les abysses de l'Arctique.

    « C'est tout ce que j'aime, » me confiait Buchheister. « Explorer les limites de la vie sur Terre, les endroits bizarres où la vie prend racine et la façon dont ces informations influencent nos recherches au-delà de la Terre. »

    Lorsque je retourne à Longyearbyen au mois de mars, je retrouve Kalenitchenko qui est resté à bord du Kronprins Haakon. Il collabore avec Hand, également de retour au Svalbard — tout comme Tom Cruise en plein tournage du dernier opus de la saga Mission : Impossible. Beaucoup de choses ont changé depuis notre dernier séjour dans le Grand Nord. La directrice scientifique adjointe de mon expédition et son équipage ont à nouveau rendu visite au champ hydrothermal Aurora en 2021 ; ils en ont profité pour prélever le précieux liquide abyssal déversé par deux fumeurs noirs. Ces cheminées ont désormais un nom : Encelade et Ganymède, ce dernier en référence à la lune de glace géante de Jupiter, la plus imposante de notre système solaire.

    ALIEN OCEANS_MM9150-Europa Clipper-spacecraft

    Un technicien scrute le compartiment blindé qui abrite le « cerveau » de la sonde spatiale Europa Clipper de la NASA, en cours d'assemblage au Jet Propulsion Laboratory en Californie. Le lancement de la sonde est prévu pour l'année prochaine. En survolant Europe, la sonde étudiera la croûte de glace du satellite ainsi que la mer salée sous-jacente. Europe « possède le plus grand potentiel pour répondre à la question "Y a-t-il de la vie ailleurs dans le système solaire ?" » affirmait Britney Schmidt, membre d'équipe de la mission Europa Clipper.

    PHOTOGRAPHIE DE Chris Gunn

    Cette fois, notre objectif de mission n'est pas la glace de mer, mais bien la glace terrestre à l'intérieur des pingos. Au fil des saisons d'expédition à venir, l'équipage prélèvera des carottes de glace et caractérisera les communautés microbiennes de trois sites voisins de la ville, à la fois dans les réservoirs des pingos et dans leur propre glace. Déjà, leurs travaux suggèrent que ces microbes partagent des caractéristiques avec des espèces vivant dans les points chauds de biodiversité profonds. Pour Kalenitchenko, la raison à cela ne laisse aucun doute : ce qui se produit dans les pingos, « c'est ce que nous observons dans les profondeurs. »

    Tout comme dans l'aquifère de Frasassi, le sulfure d'hydrogène signe d'une odeur indélébile son passage dans certains réservoirs de pingos. La glace déborde de méthane, un composé qualifié par Hand de « premier repas de la vie. » Ces deux molécules peuvent à la fois jouer le rôle de nourriture pour microbes ou de résidus microbiens. D'ailleurs, les voies métaboliques qui consomment et expulsent du sulfure d'hydrogène et du méthane dominaient les environnements terrestres que j'ai eu l'occasion de visiter pour cet article. Ces métabolismes sont sans aucun doute les plus simples et les moins énergivores du répertoire unicellulaire, ce qui pourrait en faire de parfaits modèles pour la genèse de la vie dans un autre monde.

    En faisant fondre les carottes de glace et en étudiant le méthane ainsi dégagé, Hand peut déterminer si le gaz est produit de manière biologique ou par un concours de géologie et de chimie. C'est ce genre d'expérience que les chercheurs pourraient un jour être amenés à reproduire avec un fragment de glace extraterrestre. Cependant, l'œuvre de la vie sur un autre monde ne sera pas aussi facile à identifier que les atomes de carbone dans le méthane. Pour déceler à distance les empreintes laissées par une biologie extraterrestre, qu'elle soit piégée dans la glace ou immergée dans une pipette d'eau salée, il faudra traquer une multitude de signatures biologiques.

    Sur des lunes comme Europe ou Encelade où la chimie s'apparente à celle de la Terre, il serait possible pour les scientifiques d'anticiper avec une certaine clarté l'objectif des recherches. En revanche, à la surface de TItan, où Dragonfly ira battre des ailes dans un futur relativement proche, le paysage peut donner l'impression de ressembler à la Terre, mais la chimie est tout sauf familière. Là-bas, il fait si froid que le méthane et l'éthane se liquéfient pour remplir lacs et océans, alors que le relief tout entier se compose de glace dure comme de la pierre. Sur Titan, l'identification des empreintes de la vie constituera un défi radicalement différent. « Il faut être très patient dans les confins du système solaire, » indique Elizabeth “Zibi” Turtle, planétologue au sein de l'Applied Physics Laboratory de l'université Johns-Hopkins et directrice de la mission Dragonfly à destination de Titan. « C'est inscrit dans la nature de cette région du système solaire que nous souhaitons explorer. »

    Pour un jour savoir si ces lunes ou tout autre monde du système solaire sont habités, il faudra relever de nombreux défis, mais le jeu en vaut la chandelle. « Nous nous devons de répondre à cette question, » soutient Robert Pappalardo, directeur scientifique de la mission Europa Clipper pour le Jet Propulsion Laboratory. « La réponse pourrait déclencher une nouvelle révolution copernicienne et bouleverser notre vision de notre place dans l'univers. »

    Contributrice de longue date à National Geographic, Nadia Drake a notamment écrit sur le bilan de nos excursions martiennes, les mystères des anneaux de saturne et les qualités requises pour devenir astronaute. Elle se passionne pour le journalisme de terrain et aimerait un jour chevaucher une fusée en orbite autour de la Terre ou danser sur la Lune.

    Explorateur depuis 1998, le photographe, réalisateur et aventurier allemand Carsten Peter est spécialisé dans les environnements extrêmes. En 2022, il a immortalisé pour National Geographic la violente éruption du volcan de La Palma dans les îles Canaries. Cet article présente certains de ses clichés des paysages extraterrestres dont la Terre a le secret. 

    Basé à Washington, Chris Gunn s'intéresse principalement à la science et aux technologies. En tant que photographe contractuel pour la NASA, il a dirigé le reportage sur la construction du télescope spatial James Webb. Ses images apparaissent dans des journaux comme le New York Times et Popular Science. 

    Une version de cet article apparaît dans l'édition d'octobre 2023 du magazine National Geographic.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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