Cette impératrice était la femme la plus dangereuse de Rome

Si la vie sexuelle de Messaline attisait la curiosité et les commentaires des Romains, c’est bien sa soif de pouvoir que ces derniers redoutaient réellement.

De Emma Southon
Publication 6 mars 2023, 11:31 CET
Sex symbol

À l’instar de cette sculpture réalisée en 1884 par Eugène Brunet, nombreuses sont les œuvres d’art qui mettent l’accent sur la réputation de femme sensuelle à l’appétit sexuel débridé de l’impératrice Messaline.

PHOTOGRAPHIE DE Jean-Manuel Salingue, RMN-Grand Palais

L’impératrice Messaline fut l’un des personnages les plus diabolisés de l’Empire romain. Troisième femme de l’empereur Claude, cette impératrice nymphomane marque aujourd’hui encore les esprits pour ses mœurs qui, dit-on, auraient été les plus légères de la Rome antique. La Messaline de l’imaginaire contemporain est on ne peut plus déchaînée, violente, irrationnelle et impulsive. Son appétit sexuel n’a pas d’égal, et ses motivations sont perverses. 

Quand Mikhaïl Boulgakov dut composer l’assistance de son bal de Satan, épisode marquant du Maître et Marguerite, il inclut Messaline parmi les invités. Dans Jane Eyre, pour décrire Bertha Mason, Charlotte Brontë compara cette ex-épouse démente enfermée dans des combles à un vampire allemand mais également à Messaline. De toutes les femmes de scandale ayant transgressé les rôles de genre de la Rome antique, Messaline est passée à la postérité comme la plus scandaleuse de toutes.

 

NOBLE ENTRÉE EN MATIÈRE

Valeria Messaline avait au plus 18 ans en l’an 38 de notre ère quand elle épousa son premier et unique mari, Tiberius Claudius Nero Germanicus ou Claude. Ce dernier était quant à lui âgé de 47 ans, deux fois divorcé et père de deux enfants. Ils étaient cousins au deuxième degré et descendaient tous deux d’Octavie la Jeune, sœur de l’empereur Auguste.

Ce mariage fut un grand honneur pour Claude, car ses précédentes femmes étaient d’un prestige modeste par rapport à Messaline. Son union à une descendante d’Octavie coïncida avec son entrée tardive dans la vie publique et fut signe que le nouvel empereur (son neveu Caligula) l’appréciait et désirait conforter sa position dans la ligne de succession.

Ce camée, réalisé vers l’an 45 de notre ère, représente le couple impérial sur un char en train de semer l’abondance à travers l’empire.

PHOTOGRAPHIE DE Erich Lessing, Album

Toutefois, en ce qui concerne Messaline, ce mariage fut probablement moins palpitant. Son nouveau mari avait été sa vie durant et jusqu’alors la honte de la famille. Il avait des handicaps visibles qui, dit-on, avaient conduit sa mère à l’affubler du sobriquet de monstre, son grand-oncle Auguste à lui interdire de s’asseoir avec le reste de la famille en public, et son oncle Tibère à le bannir de toute fonction officielle. La Rome impériale était un lieu hostile pour les personnes souffrant d’un handicap, et nul autre que lui ne le savait mieux. Il avait vu ses frères et sœurs recevoir de glorieux honneurs et réaliser des mariages avantageux. Claude n’avait aucun prestige et n’avait que peu de choses à faire valoir sinon sa lignée, qui allait permettre à Messaline d’améliorer la sienne. On imagine mal qu’elle ait pu avoir hâte d’épouser un homme de 30 ans son aîné n’ayant à son actif aucune réalisation dont elle aurait pu se vanter.

Le couple eut deux enfants rapprochés puis Claude, sans que l’on s’y attende, et dans la controverse, devint empereur. Après l’assassinat de Caligula en l’an 41 de notre ère, Claude se réfugia dans le camp de la garde prétorienne et tenta deux jours durant de convaincre le Sénat de l’accepter en tant qu’empereur.

L’époux de Messaline, inexpérimenté et peu prometteur, surpassa les prévisions de chacun lorsqu’il fut nommé empereur. Tout juste âgée de 20 ans et vouée à une vie d’oisiveté aristocratique, Messaline venait de devenir impératrice. Quelques semaines seulement après l’accession de son mari au trône, elle entra dans l’Histoire en devenant la première femme à donner naissance au fils d’un empereur romain.

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    L’artiste néerlandais Lawrence Alma-Tadema recrée un épisode lors duquel Claude est découvert derrière un rideau et proclamé empereur après la mort de Caligula.

    PHOTOGRAPHIE DE Bridgeman, ACI

    LA RÉPUTATION DE MESSALINE

    La plupart des informations sur la relation de Messaline et de Claude nous viennent de Tacite et de Suétone, historiens du premier et du deuxième siècle de notre ère respectivement, qui écrivirent l’un comme l’autre des décennies après sa mort à une période où l’on se montrait volontiers critique à l’égard des premiers empereurs romains. Suétone parle du couple dans La Vie des Douze Césars, mais ses descriptions sont brèves et détachées. Tacite est pour sa part bien plus prolixe sur le sujet.

    Page des Annales de Tacite extraite d’un manuscrit enluminé du 16e siècle.

    PHOTOGRAPHIE DE DEA, Album

    Les premières années de Messaline en tant que femme de Claude et impératrice ne sont pas mentionnées dans ces ouvrages. On ne sait donc pas si sa notoriété était faite au début du règne de son mari. Pour la plupart des hommes romains, les femmes étaient corrompues dans leur être même, à l’inverse des hommes qui, eux, le devenaient. Selon la loi romaine, les femmes étaient perpétuellement mineures et n’étaient pas assez dignes de confiance pour pouvoir jouir de leurs propres biens.

    Il est possible que les avis au sujet de Messaline aient varié avec le temps, mais lorsque le récit de Tacite débute, autour de l’an 47 de notre ère, après six ans de règne de Claude, l’avis de l’historien est que Messaline est un monstre. La première fois qu’il fait mention du nom de l’impératrice, c’est pour décrire comment elle a manipulé son époux afin de punir deux de ses ennemis personnels : Valerius Asiaticus et Poppée. Le premier était propriétaire des charmants Jardins de Lucullus, que Messaline convoitait. Elle répandit la rumeur d’une liaison extra-conjugale entre Valerius Asiaticus et Poppée (qui avait séduit un amant que Messaline désirait accaparer). Claude fit arrêter le couple et tuer Valerius Asiaticus. Poppée fut emprisonnée et, selon le récit que fait Tacite, finit par se suicider à la suite d’un harcèlement répété de la part des agents de Messaline.

    Dans les témoignages de Tacite, il n’est pas rare que Messaline détourne le système judiciaire et les fonctions de l’État pour parvenir à ses fins égoïstes. Ceux-ci lui permettant de se venger de ceux qui la fâchent, qui rejettent ses avances sexuelles ou qui suscitent sa jalousie. Elle fait envoyer des membres de sa famille en exil et exécuter ses rivaux. Elle invente de faux augures et fait circuler des rumeurs pour contraindre par la peur son mari à agir selon sa volonté. Avec elle, le personnel devient politique.

     

    MARIAGE ET TRAHISON

    Les actes de Messaline finirent par causer sa perte. Les historiens romains se régalèrent de sa chute et de son assassinat dont ils témoignèrent avec allégresse et ricanements. En ce qui concerne le dernier scandale provoqué par Messaline, Tacite constitue ici encore la principale source d’informations. D’autres auteurs donnèrent leur propre version de l’histoire de Messaline, notamment Juvénal, poète romain qui condamna de façon cinglante l’impératrice dans ses Satires, composées à la fin du premier ou au début du deuxième siècle de notre ère. Un siècle plus tard, l’historien romain Dion Cassius perpétua cette tradition consistant à dépeindre Messaline sous un jour scélérat en l’affublant du titre de « plus abandonnée et libidineuse de toutes les femmes ».

    L’appétit sexuel de Messaline était un sujet populaire chez les artistes du 19e siècle. Sur ce tableau de 1886, le peintre espagnol Joaquín Sorolla la représente enveloppée d’une étoffe devant un gladiateur.

    PHOTOGRAPHIE DE Alamy, ACI

    L’épisode relaté débute en l’an 48 ap. J.-.C, lorsque Messaline entame une liaison avec le sénateur Caius Silius. Selon les sources, ce dernier agit de plein gré ou bien de force ; chez Juvénal et Dion Cassius, c’est une victime passive de la domination de l’impératrice, tandis que chez Tacite, il prend part avec enthousiasme à cette liaison. Messaline le couvre de cadeaux décadents, qu’il s’agisse de bijoux de famille ou même de maisons. Leur liaison se poursuit jusqu’à ce qu’elle devienne notoire. Caius Silius divorce de son épouse, mais Messaline ne peut s’affranchir de son empereur de mari.

    Les adultères font ensuite une chose si inattendue, si apparente et choquante, que même les sources antiques peinent à y croire. Le couple organise sa propre cérémonie de mariage alors que Claude est en voyage à Ostie. Messaline revêt le voile jaune des mariées et parade publiquement dans les rues jusqu’au domicile de Caius Silius, où ils professent leurs vœux de mariage. Ils organisent ensuite une fête tapageuse où, selon Tacite, Messaline aurait licencieusement détaché ses cheveux.

    Certains historiens croient que Messaline et Caius Silius cherchaient à renverser Claude et à s’emparer du pouvoir. Ils sont ici représentés sur une gravure de 1888 extraite des Impératrices romaines.

    PHOTOGRAPHIE DE White Images, Scala, Florence

    Les historiens actuels débattent encore du déroulé réel de cette journée et de ce qu’elle a pu signifier. S’agissait-il d’un vrai mariage ou bien d’une mise en scène ? Ne s’agissait-il pas d’une tentative de coup d’État plutôt que d’un affront éhonté ? Pour certains, ce jour-là se résume à une tentative de renverser Claude, motivée uniquement par l’ambition politique de régner. La vérité demeurera à jamais inconnue, car aucun des deux conspirateurs ne survécut à la nuit qui suivit.

    Les rumeurs d’une cérémonie de mariage, réelle ou mise en scène, parviennent très vite à Ostie et à Claude. Pour lui annoncer la nouvelle, ses administrateurs envoient ses deux maîtresses favorites lui dire que sa femme a publiquement divorcé de lui en épousant un autre homme. Claude, selon le récit de Tacite, panique et croit que Messaline et Caius Silius tentent de le renverser. Claude les fait arrêter immédiatement. Des gardes escortent Messaline aux Jardins de Lucullus, et Caius Silius est amené devant Claude à la caserne. Avec ses alliés, Caius Silius est exécuté sur-le-champ pour trahison, son nom disparaît de l’Histoire.

     

    LA MORT D’UNE IMPÉRATRICE

    Claude procrastine et ne sait que faire du destin de Messaline. Elle est sa femme depuis dix ans, la mère de ses enfants et, aux dires de tous, une femme qu’il aime. Il se radoucit et décide de la recevoir en audience le lendemain. Les partisans de Claude craignent que Messaline n’échappe à une sanction et décident de prendre les choses en main. Ils ordonnent à des centurions et à un tribun de se rendre aux jardins et d’exécuter Messaline sur ordre de l’empereur.

    Selon certains auteurs classiques, Messaline aurait organisé des orgies déchaînées dans le palais impérial, sur le mont Palatin, et y aurait convié ses amants quand son époux, l’empereur Claude, était en voyage. Vue du mont Palatin depuis le Forum de Rome.

    PHOTOGRAPHIE DE Dagli Orti, Aurimages

    Messaline se trouve alors dans les jardins en compagnie de sa mère. Selon Tacite, bien que prise au piège, elle ne capitule pas. Elle tente de se sortir de la situation, mais en vain. Quand les soldats arrivent sur les lieux, ils lui offrent la possibilité de se tuer elle-même, mais elle s’avère incapable de le faire. Tacite écrit avec mépris qu’elle était si dépourvue de vertu qu’elle ne réussit même pas à s’ôter la vie. Un des tribuns la transperce d’un coup d’épée et la tue.

    D’après le récit que fait Tacite, Claude reste de glace à l’annonce du décès de sa femme : « [Il] demande à boire et achève tranquillement son repas. Même insensibilité les jours qui suivent : il voit sans donner un signe de haine ni de satisfaction, de colère ni de tristesse, et la joie des accusateurs et les larmes de ses enfants. » Le gouvernement romain décrète alors une damnatio memoriae à l’encontre de Messaline, on retire son nom des lieux publics comme privés et on détruit les statues à son effigie. Mais cet effacement officiel ne fait pas disparaître Messaline des esprits. Bien au contraire, ses appétits sexuels et son mariage bigame donnèrent naissance à des rumeurs, à des plaisanteries et à des on-dit qui allaient supplanter, dans l’imaginaire historique, tout ce qu’elle avait pu faire d’autre, et notamment ses machinations politiques.

     

    RUMEURS ET SOUS-ENTENDUS

    Ces plaisanteries et murmures apparurent tôt. Pline l’Ancien, jeune officier en Germanie au début du règne de Claude, écrivit une encyclopédie des phénomènes naturels dans laquelle il inclut des réflexions sur la sexualité des mammifères. Les humains, fait-il observer, sont les seuls animaux qui n’aient pas de période de reproduction et qui ne soient jamais rassasiés en ce qui concerne le sexe. En guise d’illustration, il raconte au lecteur un épisode impliquant l’impératrice Messaline : une compétition avec une travailleuse du sexe pour voir qui pouvait endurer le plus de partenaires. Messaline gagna après l’abandon de sa concurrente au bout de vingt-cinq « étreintes ».

    Messaline telle que l’imaginait Gustave Moreau, peintre symboliste du 19e siècle.

    PHOTOGRAPHIE DE Phillippes Fuzeau, RMN-Grand Palais

    Une génération plus tard, l’anecdote devint encore plus extravagante quand Juvénal, un misanthrope notoire, la relata dans ses Satires. Messaline apparaît dans la section dans laquelle il dévoile pourquoi il hait les femmes. Juvénal affirme que la « Putain Impériale », ainsi qu’il surnommait Messaline, se parait chaque soir d’une perruque blonde, couleur de cheveux alors associée aux barbares, et travaillait dans une maison close de bas étage où elle avait des rapports sexuels jusqu’au lever du soleil. On la renvoyait chez elle « épuisée mais pas encore satisfaite ». 

    En l’an 220 de notre ère, Dion Cassius œuvre à son Histoire romaine, et la maison close imaginaire de Messaline se situe désormais à l’intérieur du palais impérial où elle invite des hommes pour qu’ils achètent ses faveurs sexuelles ainsi que celles d’autres femmes de l’aristocratie, pour certaines contraintes par Messaline à faire cela. Dion Cassius relate également l’histoire d’un danseur, Mnester, qui se trouve l’objet des avances inopportunes de Messaline. Il la rejette à plusieurs reprises jusqu’à ce que cette dernière ne se plaigne à son mari que Mnester refuse de lui obéir en faisant mine que le problème se résume à son insubordination. Claude, dans l’incompréhension, ordonne à Mnester de faire tout ce que sa femme exige de lui. Ainsi, Mnester est contraint à se soumettre. Cet épisode semble tout droit sortir d’une comédie grecque ou latine : le mari trompé et la femme infidèle et sexuellement avide sont des archétypes. L’histoire montre que la vraie chute de Messaline fut si spectaculaire que l’on pouvait dire n’importe quoi à son sujet et être cru.

    Les histoires de ce type délégitiment Messaline et révèlent le fonctionnement de la misogynie romaine (et moderne). Dans les sources qui prétendent raconter des faits historiques (celles de Tacite, de Suétone et de Dion Cassius), Messaline a des mœurs légères mais est également intelligente, calculatrice et cruelle. Elle intrigue avec des alliés à la fois au sein de son foyer et au Sénat pour concocter des plans et concentrer les pouvoirs. Elle se sert des tribunaux et d’alliances pour tourmenter ses ennemis et elle est à la tête d’un vaste réseau urbain d’espions et d’informateurs. Elle recueille des informations et s’en sert pour contrôler son époux et donc l’empire. Toutes ces inventions sont sans aucun doute infâmes, mais elles démontrent un certain respect pour Messaline en tant que personne à part entière.

    Messaline est morte dans les Jardins de Lucullus qui se situaient près du sommet de l’escalier de la Trinité-des-Monts et de l’église du même nom.

    PHOTOGRAPHIE DE Minemero, iStock

    L’imaginaire populaire ne s’est pas attardé sur ces aspects. Les auteurs, de Pline à Juvénal en passant par Charlotte Brontë et Chuck Palahniuk ne se servent de Messaline que pour souligner sa nature lascive. Elle n’est pas un as de la politique mais simplement une femme dévergondée agissant dans l’obscurité de la chambre à coucher. Ces scandales sexuels l’éloignent de la très masculine sphère publique du pouvoir et de la politique et la relèguent à la place des femmes : dans la sphère domestique et privée de la conjugalité et de la maternité. Ses facettes les plus habiles sont occultées quand on la réduit à la plus élémentaire des catégories de méchantes : celle des femmes qui aiment beaucoup le sexe.

    Ce qui a réellement scandalisé au sujet de Messaline, c’est qu’elle ait outrepassé les limites toute désignées de ce qu’il convenait de faire en tant qu’impératrice et qu’elle ait pris part trop ouvertement à la cruelle vie politique du système impérial romain, engagement qui culmina en une tentative de coup d’État fort étrange et tout à fait publique. Rappeler son souvenir uniquement par des sobriquets tels que « Putain Impériale » et « femme aux mœurs les plus légères de Rome » la dessert. Messaline était une scandaleuse bien plus compliquée et intéressante que cela.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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